Wunderbare Kombinationen. Figurabilité des guerres du Golfe chez Gerhard Richter et Werner Herzog Wunderbare Kombinationen. Figurability and the Gulf Wars according to Gerhard Richter and Werner Herzog

Angela Mengoni

https://doi.org/10.25965/as.7770

La première et la deuxième guerre du Golfe font partie des interventions militaires « préventives » typiques de l’État d’exception, qui trouvent leur légitimité dans la perception partagée d’une menace et d’un risque imminents. À dix ans d’intervalle, Gerhard Richter et Werner Herzog se confrontent à ces événements. Le premier avec le livre War Cut (2003), dans lequel il assemble des extraits de journaux sur la guerre et des détails d’une de ses peintures abstraites ; le second avec le film Leçons de ténèbres (Lektionen in Finsternis 1992), dans lequel il explore le paysage du Koweït dévasté par des puits de pétrole en feu, mais accompagne les images d’un texte apocalyptique qui ne fait aucune référence explicite au conflit. L’article discute et réfute les accusations d’« esthétisation de la guerre » portées par certains critiques à l’encontre de ces œuvres et montre comment elles témoignent au contraire d’aspects spécifiques de ces conflits. En particulier, à travers une focalisation sur l’émergence de la figurativité ou sur son érosion, elles réfléchissent aux stratégies médiatiques de production du risque, ou à l’impact traumatique du conflit sur la population civile.

The first and second Gulf Wars are “preventive” military interventions typical of the state of exception, which find their legitimacy in the shared perception of an imminent threat and risk. Ten years apart, Gerhard Richter and Werner Herzog have grappled with these events. The former with the book War Cut (2003), in which he assembles newspaper excerpts about the war and details from one of his abstract paintings; the latter with the film Lessons of Darkness (Lektionen in Finsternis 1992), in which he explores the landscape of Kuwait devastated by burning oil wells, but accompanies the images with an apocalyptic text that makes no explicit reference to the conflict. The article discusses and refutes the accusations of “anesthetization of war” made by some critics to these works and shows how, on the contrary, they testify to specific aspects of these conflicts. In particular, by focusing on the emergence of figurativity or its erosion, they reflect on how the media discourse participated in the production of risk and on the traumatic impact of the conflict on civilians.

Index

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Mots-clés : figurabilité, Gerhard Richter, guerre préventive, trauma, Werner Herzog

Keywords : figurability, Gerhard Richter, preventive war, trauma, Werner Herzog

Auteurs cités : Denis BERTRAND, Michael Diers, Jacques FONTANILLE, Louis MARIN, Pietro Montani

Plan
Texte intégral

0. Richter et Herzog face aux « guerres » du Golfe

Les stratégies de véridiction ont toujours caractérisé la narration médiatique de la guerre, mais elles deviennent cruciales dans les conflits de la modernité tardive, ces guerres préventives dans lesquelles la croyance en une menace « objective » vise à dissimuler la violence de l’agression militaire, en la remplaçant par un principe de nécessité. Même le mot « guerre » est remplacé par des dénominations de nature technique, telles que « campagne » ou « opération spéciale ». Dans une telle stratégie véridictoire, le dicible et le visible sont souvent appelés à se renforcer mutuellement, surtout dans le discours des médias : le mot sollicite le repérage d’une menace – armes chimiques, cibles militaires – et, à son tour, l’image médiatique est convoquée afin de renforcer certaines isotopies du récit et, par conséquent, son faire-croire.

Note de bas de page 1 :

Je me réfère ici librement au concept de Lesbarkeit de Walter Benjamin, qui indique le processus par lequel une forme de l’expérience historique parvient à la « lisibilité » à travers une image autre qui en explicite les traits. Bien que cette notion soit principalement liée à la conception benjaminienne de l’histoire et bien que l’image dialectique, lieu de cette production de connaissance, ne soit pas une « image » au sens visuel du terme, l’idée de lisibilité implique un nouveau statut pour les objets de la culture visuelle (les vitrines, le sandwich man, etc.) qui, par leur agencements et qualités matérielles, rendent « lisibles » les processus historiques. Voir : W. Benjamin, Paris, capitale du XIX e siècle. Le Livre des Passages, [N 3, 1], p. 479.

Note de bas de page 2 :

Lorsque l’adjectif se réfère au tableau de Richter, nous utilisons le mot abstrait par convention, selon l’usage courant dans l’histoire de l’art. En sémiotique, la distinction entre peinture figurative et peinture abstraite est remise en question dès le début de travaux sur la figurativité.

Note de bas de page 3 :

C’est ainsi que Valérie Carré le décrit dans la filmographie de son livre et c’est une définition bien plus appropriée que celle de « documentaire », qui est systématiquement remise en question par Herzog (Carré 2007 : 309).

Les pages qui suivent se concentrent sur la façon dont les œuvres d’art peuvent devenir un lieu de lisibilité privilégié pour de telles stratégies, à condition de considérer qu’une telle lisibilité n’est pas le produit des références thématiques que les œuvres peuvent faire à un conflit spécifique, mais de la manière dont elles témoignent, par un travail sur leur propre forme, d’une forme d’expérience historique1. Nous nous intéresserons ici à deux œuvres qui font ouvertement référence aux « guerres » du Golfe et qui ont été produites à une dizaine d’années d’intervalle. War Cut est un livre d’artiste composé par Gerhard Richter en 2003, qui combine les détails d’une peinture abstraite2 de l’artiste avec des extraits de journaux publiés dans les jours du déclenchement de la deuxième Guerre du golfe. Une dizaine d’années plus tôt, en 1992, Werner Herzog avait réalisé Lektionen in Finsternis [Leçons de ténèbres], un essai filmique3 dans lequel les plans aériens du Koweït d’après-guerre sont accompagnés d’un récit apocalyptique de fin des temps ayant lieu sur « une planète dans notre système solaire », tels les premiers mots d’un scénario qui évite toute contextualisation historique ou argumentation politique explicite. Leur rapprochement découle, et c’est là notre proposition, moins d’une pertinence thématique – les conflits dans cette région et leur spécificité – ou d’une pertinence figurative – l’exploration du paysage, si présente dans les deux œuvres –, que de leur focalisation sur les stratégies de véridiction cruciales dans ces conflits et sur le rôle qu’y joue « l’appréhension de la figurativité » – plutôt que la manifestation figurative accomplie : le statut de cet « amont de la figurativisation » comme « modalité centrale et fondatrice du croire » (Bertrand 2000 : 148) a d’ailleurs été bien souligné en sémiotique ; nous y reviendrons. C’est en se concentrant sur ce complexe travail de surgissement et de régression figurative que nous pourrons reconnaître une portée politique non littérale à ces œuvres, faute de quoi elles seront accusées – comme elles l’ont été – d’« esthétisation de la guerre », ou d’une redoutable autoréférentialité « formaliste », face aux expériences tragiques qu’elles évoquent.

1. « Wunderbare Kombinationen », des combinaisons merveilleuses - War Cut

Note de bas de page 4 :

Richter énonce le principe de production de l’œuvre à la fin du livre, dans une brève note sous la seule reproduction complète du tableau : “I took 216 excerpts from the 1987 Abstract painting n. 648-2, photographing each detail in the summer of 2002 and combining them all one year later with texts that were published in the New York Times on 20 and 21 March 2003 as the war on Iraq was launched” (Richter 2004 : 328). Mon analyse sera menée sur l’édition anglaise du livre, je citerai donc directement d’après le texte anglais car, avec les choix linguistiques opérés par l’artiste, il est partie intégrante de cette édition, qui est en fait une œuvre en soi.

War Cut est un livre d’artiste publié par Gerhard Richter en 2004. L’artiste a sélectionné 165 extraits du Frankfurter Allgemeine Zeitung des 20 et 21 mars 2003, jours du début de la guerre en Irak, et les a combinés avec autant de détails photographiques de sa peinture abstraite Abstraktes Bild de 1987 (CR no 648-2). Ces photographies – au format classique de 10 x 15 cm – sont juxtaposées aux textes sur une double page qui est également divisée graphiquement en quatre zones, chacune pouvant accueillir une portion de texte, une photographie du tableau ou un blanc4. Cette combinaison, cependant, est soumise à des règles purement formelles et est systématiquement dépourvue de toute production intentionnelle d’effets sémantiques, puisque les doubles pages sont organisées selon le seul critère de la symétrie : d’une grille dont les quatre positions sont totalement blanches, on passe à une présence progressive de textes et images qui remplissent toutes les positions à la moitié du volume, pour ensuite se dégrader de façon renversée jusqu’à la dernière grille, elle aussi blanche.

Note de bas de page 5 :

L’idée d’une posture « anomique », soustraite à tout nomos qui règle le choix de « sujet », la hiérarchisation de contenus et le contrôle subjectif de l’artiste, est encouragée par les déclarations de l’artiste de ces années et par sa proximité explicite à la Pop américaine et à son geste machinique, surtout en ce qui concerne l’usage de la photographie (Buchloh 1999) ; il faut dire qu’il a depuis précisé le statut de ces déclarations (voir par exemple : Richter 2009 : 170-174).

Note de bas de page 6 :

« J’aime à penser que, peut-être, en supprimant les titres, j’ai contribué à ce que ces textes soient lus comme de la littérature » (Richter 2009 : 456). Je citerai à plusieurs reprises l’interview avec Thorn-Prikker partiellement traduit dans l’édition anglaise des textes de Richter citée ici, mais avec des ajouts du texte original lorsque cela est nécessaire : J. Thorn-Prikker, “‘Je dramatischer die Ereignisse sind, desto wichtiger ist die Form’. Ein Gespräch mit dem Künstler Gerhard Richter über seine Arbeit War Cut”, Neue Zürcher Zeitung, 29 Mai 2004.

Note de bas de page 7 :

Sauf indication contraire, toutes les traductions sont les miennes.

Note de bas de page 8 :

L’édition française, quant à elle, conserve la mise en page exacte du volume allemand, mais en traduisant les textes du Frankfurter Allgemeine Zeitung, ce qui m’a amenée à travailler plutôt sur l’édition anglaise.

Ce qui a été décrit comme une posture « anti-subjective » et anti-auteur dans le travail de Richter dès le début des années 19605 revient dans War Cut sous forme de stratégie sémiotique, qu’il n’y a guère de sens à décrire en termes d’« anti-subjectivité ». Il s’agit plutôt d’un sujet sémiotique dont les pratiques énonciatives sont largement régulées par la mise en œuvre de processus de réaction, au sens chimique du terme ; un sujet systématiquement dépourvu de toute modalisation selon le « vouloir » et qui met en place des protocoles pour s’en débarrasser : remplacement du choix du « sujet »/thème du tableau par la convocation d’une photographie comme ready-made, intervention de procédures mécaniques ou aléatoires de projection, coulure, juxtaposition, etc. War Cut combine également des matériaux préexistants : les détails du tableau avaient été photographiés par l’artiste deux ans auparavant au Musée d’art moderne de la ville de Paris et conservés ensuite dans son atelier ; les 165 extraits d’articles, en revanche, sont transformés en fragments anonymes : leur titre est effacé, les caractères typographiques de l’impression sont remplacés par une police homogène et ils sont imprimés les uns après les autres.6 De plus, Richter déclare qu’il n’a lu la plupart des textes qu’après les avoir disposés à côté des images en fonction d’un « lien en termes de couleur, de structure et d’autres caractéristiques » ; ce n’est qu’alors que « le hasard produisait de merveilleuses combinaisons [wunderbare Kombinationen] » (Richter 2009 : 462)7. Ce processus fortuit est repris dans l’édition anglaise, qui utilise des extraits du New York Times publiés aux mêmes dates et que j’analyse ici (Richter 2004)8.

Note de bas de page 9 :

Guido Meincke évoque cette réaction possible à la réponse de Richter sur l’importance du thème de la guerre : « Oui. Ces expériences sont présentes, comme un thème sous-jacent. […] Mais le plus grand plaisir a été de terminer ce livre. Ensuite, c’était amusant d’avoir produit quelque chose de beau » (Meincke 2013 : 128).

La revendication explicite d’absence de tout critère sémantique dans les juxtapositions de War Cut, ainsi que le contraste entre le récit journalistique et les images abstraites de sa peinture, ont souvent donné lieu à l’accusation d’un « formalisme irritant »9 ou, encore, à la préfiguration d’un « spectateur irrité » qui se demande « s’il n’est pas carrément obscène de ne mettre en parallèle avec la guerre que sa propre production artistique autoréférentielle» (Diers 2006 : 104). Diers, à vrai dire, cite ces questions pour les démentir, car « dès que l’on commence à lire et à combiner » on découvre que la relation image-texte s’éloigne radicalement du caractère « illustratif » qu’elle revêt habituellement dans le récit journalistique et prend ainsi la forme d’« une expérience esthétique qui recèle une connaissance (visuelle-)politique [eine (bild)politische Erkenntnis] » (Ibid. : 105). Cette « connaissance » fait cependant fi de la nécessité d’une analyse sémiotique de l’œuvre, car elle consisterait en une critique de la transparence médiale exercée par la peinture abstraite qui « se soustrait radicalement à la littérarisation, tandis que les textes de la presse nécessitent de la pure illustration des images réalistes, certainement pas d’images abstraites qui “ne disent rien” » (Ibid. : 102).

Note de bas de page 10 :

C’est un argument que l’on retrouve, par exemple, dans la distinction de Gottfried Boehm entre « image faible » et « image forte », cette dernière ne se réduisant pas à une fonction purement mimétique et étant capable de produire, par sa propre « logique iconique », un véritable « Wuchs an Sein », un accroissement de l’être ; pour une exploration des points de contact et de différence entre le tournant iconique et la sémiotique plastique voir : Mengoni 2018.

Il s’agit d’une critique classique de la pure transparence – et de la naturalisation de l’immédiateté – à laquelle l’image serait appelée par un système médiatique qui la réduit à image « faible », incapable de déployer ses ressources proprement visuelles de reconfiguration active du monde, ce qui vaudrait aussi pour « les stratégies de visualisation restrictives » de l’univers militaire10. Pourtant, penser le déclenchement de l’imagination produite par ces images non figuratives comme une critique molaire des médias serait ignorer le statut de cette œuvre en tant que véritable objet théorique, c’est-à-dire sa capacité à « penser », à se constituer en espace d’élaboration théorique par ses propres articulations sémiotiques. Alors que War Cut serait précisément un objet théorique qui rend lisible le lien constitutif entre les stratégies de véridiction médiatiques et cette forme contemporaine de conflit qu’est la guerre préventive. Telle est notre hypothèse, et elle ne fait qu’expliciter le travail de production de sens immanent à l’œuvre, appelant à dépasser toute conception naïve de l’« intentionnalité de l’artiste ». De plus, lorsque Richter est interrogé sur la juxtaposition « à l’aveugle » des fragments visuels et textuels dans War Cut – une question qui sous-entend le statut dysphorique d’une absence d’intentionnalité –, il répond en réaffirmant sa foi en une forme capable non pas tant de représenter, mais de rencontrer [begegnen] les « événements chaotiques » de la réalité, grâce précisément à une « contrainte de formulation [Formulierung], d’où quelque chose de compréhensible, de lisible puisse émerger » (Richter 2009 : 461).

1.1. Production figurative et guerre préventive

Le rôle crucial de l’opacité des images dans le traitement médiatique de la deuxième guerre du Golfe a souvent été souligné. Cette opacité a été évoquée comme synonyme d’indétermination visuelle, liée à une faible densité figurative de l’image plutôt qu’à la dimension non-transitive et présentative manifestée par des marques énonciatives. Les flashs abstraits qui ont traversé le ciel nocturne et saturé les écrans au début de l’action militaire Shock and awe ont longtemps été commentés. Souvent associés aux images virtuelles et aux jeux vidéo, ils s’inscrivent pourtant dans une longue histoire : alors que les technologies de visualisation militaires ont produit un constant « élargissement du champ de perception militaire », la contrepartie a été des manifestations visuelles de plus en plus aveuglantes et opaques, comme dans les bombardements de la deuxième guerre mondiale : « une série d’effets spéciaux, une projection atmosphérique conçue pour confondre dans l’obscurité une population terrifiée », qui a joué un « rôle psychologique majeur » (Virilio 1984 : 71,78). Dans le cas de la guerre en Irak, l’indiscernabilité visuelle de ces images – les « intenses flashes blancs avec des reflets orange » des premiers bombardements – a été maintenue et intensifiée par la médiatisation, ce qui aurait favorisé, grâce à leur basse définition, leur circulation intense et leur qualité « relativement anonyme ». Mais ces qualités visuelles auraient aussi provoqué une indiscernabilité cognitive et une résistance à l’analyse « par un effort pour réduire son impact visuel [de la guerre] en saturant sans cesse nos sens d’images indiscernables et indistinctes » (Mirzoeff 2005 : 67). Cependant, plutôt qu’une lecture « molaire » de l’opacité de ces images médiatiques et de leurs implications politiques, le travail de Richter nous invite à faire l’expérience de l’interaction entre le discours médiatique de la guerre et les images fort indéterminées qui l’accompagnent, suggérant – comme nous le verrons – qu’un certain degré d’indétermination de l’image joue non pas un rôle accessoire, mais un rôle stratégique dans ce conflit en Irak qui a été qualifié de « préventif ».

Note de bas de page 11 :

Le dépassement de la lecture séquentielle est confirmé par le fait que, dès 2004, l’artiste a introduit la maquette du livre entier dans son Atlas, transformant ainsi ses pages en planches disposées en grille dans l’espace (G. Richter, Atlas, éd. H. Friedel, Köln, Verlag der Buchhandlung Walther König, 2004, planches 697-736). Sur la table en tant que champ d’opérations capable d’articuler visuellement des relations entre fragments et sur le regard explorateur que requiert toute forme-atlas, voir : Didi-Huberman 2010, chap. 1.

En feuilletant les pages de War Cut – la disposition n’impose aucune lecture séquentielle –, on fait l’expérience des « merveilleuses combinaisons » évoquées par Richter ; elles surgissent de l’interaction entre les textes journalistiques sur la guerre, traitant des aspects militaires, stratégiques, économiques, de sécurité ou d’opposition interne, et des images photographiques de peinture abstraite11. Le degré de netteté du cadrage varie de la mise au point parfaite au flou total, mais la faible densité figurative de ces détails picturaux s’avère malléable, car, exposés à la sollicitation sémique de la dimension figurative du texte, certains de leurs formants plastiques deviennent un support figural pour la scène mentionnée dans le texte.

Dans plusieurs cas, cette malléabilité de l’image est mise au service du texte de manière surprenante. Sur une double page (p. 73), une photographie en gros plan de bandes de peinture polychrome, d’où jaillit une traînée allongée de matière jaune, se propageant du centre vers la droite, est juxtaposée à un article sur la question des armes chimiques dans l’arsenal irakien (Fig. 1) :

Fig. 1 - G. Richter, War Cut, Köln, Verlag der Buchhandlung Walter König, 2004, p. 73-74, © Gerhard Richter 2022 (20062022)

Fig. 1 - G. Richter, War Cut, Köln, Verlag der Buchhandlung Walter König, 2004, p. 73-74, © Gerhard Richter 2022 (20062022)

Note de bas de page 12 :

Les articles-source sont indiqués à la fin du volume, en ce cas : Anthony H. Scordesman, “The Pentagon scariest thoughts”.

Iraq also still seems to rely on “wet” versions of biological agents like anthrax, which lose effectiveness in sunlight and in hot water. The story will be very different, however, if Iraq has developed anthrax in the form of dry micro-powders that are coated for wide dissemination and resistance to the sun […] This danger would be compounded if Iraq has built a covert delivery system […] The discovery by weapons inspectors this month of warheads fitted with cluster bomblets that could spread chemical or biological agents is worrisome. With improved delivery, the lethality of these agents could be 10 to 100 times higher. (Richter 2004 : 74, je souligne)12

Note de bas de page 13 :

« La pertinence actuelle du thème de l’intervention préventive tient au fait que la politique militaire américaine récemment adoptée repose sur l’idée que des circonstances internationales nouvelles (révélées par les attaques terroristes du 11 septembre) ont rendu l’intervention préventive parfois moralement justifiée » (Lee 2007 : 120).

Dans une logique « préventive » où la menace garantit la légitimation de l’attaque, ce qui émerge est le lien constitutif entre l’intervention militaire et la perception du risque (Lee 2007). La guerre de 2003 en Irak, en tant que « première intervention préventive », trouve sa légitimation non seulement dans la présence supposée d’armes chimiques en Irak, mais avant tout dans la production de la perception que cette présence potentielle constitue une menace décisive et, par conséquent, capable de justifier « moralement » une action militaire13. Ainsi, la description extrêmement précise et hautement iconique de ces dotations, qui ne sont pourtant que supposées, active une sémantisation figurative et l’émergence de possibilités figuratives dans un détail pictural dont la production de sens est plutôt plastique dans ses conditions habituelles de réception. Lisons d’abord le passage de l’article :

The most efficient way to use chemical and biological agents is a low-fly, slow-flying system that releases just the right amount of an agent in a long line over a target area or that circles in a spiral. Iraq has been working on sprayers for two decades. (Ibid.)

La traînée de peinture jaune à côté donne lieu à des possibilités figuratives inattendues, qui n’auraient pas pu naître de la seule image. Les exemples sont innombrables dans le livre, mais ils trouvent des manifestations significatives dans les descriptions de paysages. De nombreux détails photographiés montrent le processus de stratification « contingente » qui caractérise la peinture abstraite de Richter dès la fin des années 1970 (Meincke 2013 : 131-7) : la distribution de la peinture à l’aide de grandes spatules soustrait la production de formes au contrôle de la main et permet une superposition de couches dont la succession dans le temps reste visible et est ici magnifiée par l’objectif qui en saisit le relief et le reflet de lumière. Cette structure « géologique » entre en résonance avec le paysage lorsque, par exemple, elle est associée à la description du paysage désertique comme un lieu à fouiller et à tamiser (fig. 2) :

Fig. 2 - G. Richter, War Cut, Köln, Verlag der Buchhandlung Walter König 2004, pp. 175-176, © Gerhard Richter 2022 (20062022)

Fig. 2 - G. Richter, War Cut, Köln, Verlag der Buchhandlung Walter König 2004, pp. 175-176, © Gerhard Richter 2022 (20062022)

By nightfall today, a Jordanian relief official said 67 people were living in a refugee camp about 36 miles form the border […] Unlike the northern borders with Iran and Turkey, or the south with Kuwait, this western border with Jordan is far calmer: it is largely empty and thus carries little potential for uprising or infighting among Kurds or Shias. Still, the region is expected to be a target for American operations since United Sates officials have said they believe that the western desert may contain weapons of mass destruction, just possibly missiles pointing at Israel as in the Persian Gulf war in 1991. (Richter 2004 : 175)

L’image ne se plie certainement pas à une illustration de ce désert de frontière où les réfugiés plantent leurs tentes – même si les couches de peinture pâteuse résonnent avec ces tempêtes qui fouettent le sable – mais elle offre une surface-territoire prête à être examinée afin d’extraire de l’informe une preuve, du désert, une figure cachée. Le désert est précisément la figure deleuzienne de l’espace lisse – un espace de libre circulation, non soumis à la mensuration et à la hiérarchisation – ; la transformation, envisagée dans Mille Plateaux, de cette frontière « largement vide » en un espace qui dissimule des armes cachées et même déjà pointées – « possibly missiles pointing at Israel » – nous ramène au procès de capture qui produit un paysage strié, tamisé, contraint d’accueillir l’inspection d’un regard prêt à organiser et à ancrer sa matière à partir de formants figuratifs qui ont valeur de preuve. Strier signifie aussi opérer « une partition de l’espace », ce qui nous ramène à la segmentation et à l’ancrage figuratifs (Deleuze et Guattari 1980 : 479). La pâte picturale, dont la photographie parvient à capter les épaisseurs (Fig. 2), offre une surface résistante à toute iconisation univoque, mais la description verbale du paysage canalise le potentiel figural de cette masse et, de plus, assigne à la position énonciative proche et perpendiculaire un regard thématiquement chargé, renvoyant au cadrage en plongée de l’hypervision militaire, avec sa construction de l’objectivité (Avezzù 2017). En fait, le regard « de prédation » – comme il a été remarqué – « ne regarde pas le paysage mais dans le paysage » dans le but d’attraper une proie et, ce faisant, ne peut pas « voir le paysage qui, lui, n’est pas constitué de choses singulières, ayant une relevance, mais de la relation entre les choses » (Lancioni 2020 : 236).

1.2 Ce que le regard apprend de War Cut : figurabilité et légitimation du conflit

Note de bas de page 14 :

« D’autres [images] peuvent servir d’illustrations lorsque le texte parle de déserts ou de paysages. Il y a alors des vues aériennes. Des champs de pétrole en feu, des lacs, du sang. Vous ne les avez pas peintes, mais ils rentrent dans l’image. Parfois, des fantasmes, des crânes, des grimaces surgissent » (ainsi s’exprime Thorn-Prikker dans la version allemande de son interview avec l’artiste).

La relation entre texte et image dans War Cut a souvent été interprétée de manière dichotomique à partir de la tension entre, d’une part, la manière dont l’image active des investissements figuratifs cohérents avec les textes juxtaposés (comme nous venons de le voir) et, d’autre part, l’observation d’une résistance constitutive de ces images à ce même processus. L’émergence surprenante de formants figuratifs a souvent été remarquée – et parfois poussée bien au-delà de la pertinence thématique des articles14 –, mais elle a été interprétée de différentes manières. Selon certains, l’image dans War Cut regagnerait sa « fonction de signe », comme ils disent, au sens d’un mode « illustratif » réservé aux images par un discours médiatique où « on voit ce qu’on connait (déjà) et on reconnait ce qu’on veut voir » (Diers 2006 : 105). D’autre part, il y a le constat d’un échec de cette relation dû à une résistance constitutive des images « abstraites » à la lexicalisation, ce qui produirait une critique implicite des « stratégies visuelles restrictives de l’apparat militaire contemporain et, par conséquent, du jeu d’illusion optique [Gaukelspiel] des images dites de guerre », alors que War Cut affirmerait, au contraire, « le pouvoir d’association et d’imagination  qui a sa réserve dans les images de la mémoire collective » (ibid. : 102). D’une part, donc, l’évocation d’une discursivité médiale spécifique et de sa relation illustrative entre texte et image ; d’autre part, sa négation par des images qui sollicitent l’imagination de manière autonome, ou bien des images qui regagnent leur « polysémie », « disqualifiant ainsi le langage comme moyen définitif d’interprétation » (Meincke 2013 : 261, 258). L’image s’ouvre et se retire simultanément de l’investissement figuratif et renvoie à la fois au discours médial de la guerre et à une autre possibilité d’imagination créatrice.

Note de bas de page 15 :

J’ai travaillé à plusieurs reprises sur War Cut et la guerre préventive, notamment en relation avec les attentats du 11 septembre 2001 dans l’œuvre de Richter (voir : Mengoni 2020) ; cette contribution propose, à travers une comparaison avec le film de Herzog, de se concentrer sur la question de la figurativisation et sur son rôle stratégique dans les deux œuvres et dans les conflits auxquels elles font référence.

Note de bas de page 16 :

La déclaration de Bush au début de l’attaque de la coalition – qu’on retrouve également parmi les textes de War Cut – résume parfaitement cet aspect : « Sur mes ordres, les forces de la coalition ont commencé à frapper des cibles sélectionnées d’importance militaire afin de saper la capacité de Saddam Hussein à faire la guerre » (Richter 2004 : 157).

Note de bas de page 17 :

Selon Giorgio Agamben, l’« état d’exception » qui accompagne la guerre préventive prévoit la suspension du cadre normatif habituel, non pas pour sortir du droit, mais précisément pour révéler, une fois la norme retirée, la décision pure qui est le fondement de la norme elle-même (Agamben 2003).

Note de bas de page 18 :

L’article est de Joyce Purnick, “A City in Fear Loses Some of Its Swagger” (Richter 2004 : 66-67).

Cependant, cette perspective nous empêche de reconnaître que le montage de Richter ne nous confronte pas à une option alternative entre figurativité et abstraction, mais à la possibilité d’activer différents degrés de densité figurative, et met ainsi sous nos yeux une stratégie de production discursive typique, non pas de la guerre en général, mais de cette guerre « préventive » qu’a été la deuxième guerre du Golfe. La possibilité de cette forme « préventive » de guerre a été formulée dans le cadre international établi par les attaques terroristes du 11 septembre 2001 et par leur caractère de « menace » sans précédent (utilisation d’armes de destruction massive, collusion entre les terroristes et certains États, etc.), face auquel l’administration Bush a théorisé la légitimité de l’action préventive : « Comme une question de bon sens et d’autodéfense, l’Amérique agira contre de telles menaces émergentes avant qu’elles ne se forment pleinement » (cité dans Lee 2007 : 121)15. Même sans suivre en détail la distinction technique entre préemption et prévention (ibid. : 120), il est évident que le statut narratif et aspectuel qui découle de la déclaration ci-dessus est entièrement nouveau, car il déplace l’anti-sujet vers une dimension virtuelle qui est plus imperfective qu’inchoative : une attaque ennemie n’a pas vraiment commencé, mais un certain processus est en cours, bien qu’invisible, et doit être détecté (emerging, selon les mots de Bush)16. Mais, puisque ce dont il est question ici, en termes de véridiction, c’est le passage du secret à la vérité et donc de la relation être/non-paraître à être/paraître, c’est surtout la construction perceptive de cette menace qui devient cruciale. La réaction à une attaque militaire est en fait remplacée ici par la décision concernant une menace17. Dans les textes de War Cut la nécessité « d’éliminer une menace [to remove a threat] » est souvent évoquée et accompagnée d’isotopies du risque et de configurations qui déclinent, dans différents contextes, la construction visuelle de preuves qui démontrent ce risque. Cela est vrai à la fois « ailleurs » en Irak, et aux États-Unis, sur le front intérieur. Dans l’extrait d’un article sur la situation à New York et le plan de sécurité interne dénommé Atlas18, le lien est établi entre l’omniprésence du contrôle et la présence potentielle – toujours exprimée au conditionnel – d’un danger, malgré l’absence de sa manifestation ; cela montre précisément la structure aspectuelle de la « précaution », qui agit pour empêcher la perfectivité future des procès en cours :

There are warnings from Washington; the possibility of new terrorist attacks; […] Throughout midtown the police are on streets, in subways, at bridges, at tunnels, they dominate Times Square. […] At the checkpoint nearly every car and van was stopped for a brief examination by the officers, who checked licenses and registrations as well. Another member of the team said in two months of working at the checkpoint, he has found some expired registrations, but nothing more. Is the effort worth it? “It’s a precaution”, the officer said. “We could find anything at any time. I hope we don’t” (Richter 2003 : 67).

Fig. 3 - G. Richter, War Cut, Köln, Verlag der Buchhandlung Walter König 2004, pp. 67-68, © Gerhard Richter 2022 (20062022).

Fig. 3 - G. Richter, War Cut, Köln, Verlag der Buchhandlung Walter König 2004, pp. 67-68, © Gerhard Richter 2022 (20062022).

Les deux détails de la page opposée, avec des bandes horizontales jaunes et rouges sur une dominante verte striée, n’offrent aucun support à la « sollicitation » de la grille de lecture convoquée par le plan du contenu du texte verbal (Greimas 1984 : 10) (fig. 3). Pourtant, il ne s’agit pas d’opposer cette opacité de la matière picturale aux cas de figurativisation partielle déjà évoqués et que l’on retrouve souvent dans les pages dédiées au moment topique du premier bombardement, par exemple lorsque la grande tache horizontale rouge dans le détail photographique peut devenir, grâce au flou de la mise à point et à la sollicitation sémantique du texte verbal, le formant figuratif de ce « grand nuage de poussière dans l’air [great cloud of dust into the air] » qui était le seul « impact visible » de l’attaque de la coalition (ibid. : 157). Dans les deux cas, ce n’est pas le degré d’iconisation atteint qui compte, mais l’émergence de la figurativité dans son lien constitutif avec la dimension fiduciaire du discours, car au cœur des stratégies véridictoires du discours médiatique sur la guerre préventive il n’y a pas tant la reconnaissance de signes-objets iconisés et le succès de la référenciation, que le processus même de stabilisation figurative. C’est cela que War Cut explore et son spectateur aussi : les sources normatives qui préfigurent l’exception de cette « guerre qui n’est pas une guerre », ainsi que les événements dans l’histoire récente, montrent que la guerre préventive, en raison de sa structure aspectuelle anticipative, ne requiert pas la manifestation iconisée d’une preuve, mais plutôt, avons-nous dit, la perception d’une menace. Cela déplace de manière décisive l’accent, de la figurativité réalisée, vers les conditions de la saisie perceptive qui est à la base du croire partagé, un déplacement qui a d’ailleurs caractérisé la conception sémiotique de la figurativité au cours des dernières années.

Note de bas de page 19 :

War Cut nous semble alors bien montrer que « la distinction entre le figuratif et le plastique devient une distinction qui dépend du type de sémantisation mise en œuvre, donc du régime expérienciel [sic] de l’observateur » (Dondero 2006 : 9).

Si une « approche structurale » de la figurativité s’est concentrée sur la production d’une impression référentielle, obtenue par une discrétisation du monde perçu – grâce à la segmentation déterminée par une grille de lecture culturelle, comme on le sait – et par un ancrage des figures du plan d’expression du monde naturel aux significations du plan du contenu des langues naturelles, l’idée d’une macrosémiotique du monde naturel a été largement problématisée. Les critiques portaient sur la manière dont les figures du plan de l’expression sont reconnues et sur la manière de les catégoriser dans la langue, ce qui a conduit à « réfléchir à la constitution sémiotique du monde naturel, notamment dans les actes de perception et d’interprétation, qui ne peuvent se réduire exclusivement à des opérations modales : l’ensemble de la dimension sensible et figurative, en effet, échappe à une telle réduction » (Fontanille 2007 : 181). Cela investit et redéfinit également le statut fiduciaire de la figurativisation. Si le croire vrai sur lequel se fonde le contrat fiduciaire de cette reconnaissance des figures du monde « se situait à l’arrière-plan de l’analyse comme un horizon imperceptible », il vient désormais occuper « le devant de la scène » : reconnaître la modalité centrale et fondatrice du croire, et de l’espace fiduciaire qu’elle institue, consiste « à expliciter davantage les sources phénoménologiques de toute signification figurative » (Bertrand 2000 : 148). En ce sens, War Cut semble assumer un statut presque paradigmatique, puisque l’expérience qu’il réserve au spectateur est précisément celle d’une appréhension du figurable, qui n’est plus tourné vers l’aval des effets de sens du palier figuratif dans la manifestation discursive, mais plutôt « vers l’amont de la figurativisation […] où se réalise l’articulation entre la scène de l’acte sensible, cette nappe du sens qui enveloppe les choses dans l’aperception, et la mise en discours des figures qui en attestent la présence dans le langage » (ibid. : 149). Cette exploration de la manière dont le palier figuratif de la signification advient dans le discours est poursuivie dans War Cut par la juxtaposition de la dimension figurative du texte verbal et des images exposées à une resémantisation qui, par ce nouveau régime d’énonciation dans lequel elles sont placées, les éloigne de leur sémantisation habituelle : dans le tableau, la matière picturale participe d’une sémiotique plastique, produisant des syntaxes rythmiques et des effets de temporalisation (les couches « géologiques » des tableaux abstraits de Richter) ; lorsqu’ils sont photographiés et insérés dans le volume, cependant, ces détails sont exposés, par l’interaction avec les extraits, à une sémantisation figurative qui tend vers la stabilisation d’un paysage figuratif19. Or, c’est précisément cette stabilisation figurative qui est cruciale et même stratégique dans la construction du risque typique des guerres préventives. C’est encore Denis Bertrand qui souligne comment cette approche de la conception de la figurativité « ne fait que tirer les conséquences du modèle fondateur de la semiosis » pour ouvrir plutôt un nouvel espace d’investigation, dans la mesure où elle explore le lieu d’articulation entre la substance du contenu et la forme du contenu, celle-ci articulée dans le langage. Il montre également comment cette exploration représente une dimension fondatrice du texte littéraire, là où « l’interrogation sur la conscience perceptive et ses enjeux fiduciaires peut être même littéralement mise en scène » (ibid. : 150). Nous pouvons alors remarquer comment cette imbrication constitutive entre l’émergence perceptive de la figuration et la portée fiduciaire est également au cœur des stratégies véridictoires constitutives de toute guerre préventive, largement poursuivies par le discours médiatique que Richter convoque directement. Si l’œuvre de Richter est « politique », c’est parce qu’en confrontant systématiquement le regard du spectateur à une figurativité en devenir, elle réactive le regard qui tamise les images satellitaires du paysage iraquien ou la foule new-yorkaise, à la recherche d’un appui figuratif du danger, en nous confrontant à ce lien originaire entre les opérations de reconnaissance et de croyance, au statut fiduciaire inhérent à l’assomption d’un objet perçu, voire à la fabrication de celui-ci aux frontières de la figuration.

Note de bas de page 20 :

Hito Steyerl souligne cet investissement axiologique, car les images « pauvres » sont associées « dans les média mainstream (notamment dans les émissions de news) à l’urgence, à l’immédiateté et à la catastrophe, et sont extrêmement précieuses » (Steyerl 2012 : note 5).

Plutôt que d’établir – comme le suggèrent la plupart des interprètes – une opposition entre un mode illustratif de l’image par rapport au texte verbal et une opacité qui l’esquive, War Cut nous invite à expérimenter ce qui est crucial dans la légitimation du conflit préventif, à savoir l’avènement de l’adhésion perceptive elle-même comme un espace polémique et de négociation que le discours médiatique exploite à fond. Il le fait soit en produisant des ancrages figuratifs qui soutiennent le discours du risque – concernant la soi-disant preuve de l’existence d’armes de destruction massive –, soit en exploitant l’opacité des images, au bénéficie d’une action militaire qui profite alors de l’indétermination en ce qui concerne ses effets et leur impact traumatique. Et, encore, il faudrait s’attarder sur une certaine rentabilité médiatique des images pauvres, à faible définition)20. Pourtant, dans les deux cas, il n’y a pas d’opposition entre figurativité et « abstraction », car ce qui est en jeu n’est pas le degré d’iconisation, mais l’appréhension elle-même de la figurativité. En appelant le spectateur à sonder « à l’intersection du sensible et du figuratif, le moment vacillant du figurable » (ibid. : 155), War Cut lui offre un champ d’exploration des stratégies de production de sens propres à un traitement médiatique qui, en régime préventif, fait partie intégrante de la « guerre », car il contribue à la construction de sa nécessité, du devoir-faire qui fonde sa légitimité. La production du risque doit donc atteindre le statut partagé de croyance collective. C’est précisément l’un des cas où « l’accord des hommes ne trouve sa valeur de vérité qu’en lui-même, dans le processus collectif qui conduit à l’accord sur la vérité » plutôt que dans une détermination extérieure ; en d’autres termes, la légitimation d’une guerre préventive est « une affaire de véridiction au sens littéral du terme » (Fontanille 2015 : 23).

Note de bas de page 21 :

Il s’agit ici de la régulation aléthique de la condition (voir l’entrée Condition dans : A. J. Greimas, J. Courtés, Sémiotique.Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979 ad vocem).

C’est dans ce contexte que les textes de War Cut poursuivent leur production du risque, en articulant l’inférence incertaine sur la présence effective d’armes présupposée par l’utilisation du conditionnel21 avec la description figurativement très dense du phénomène incertain ; on dit par exemple qu’ « une des possibilités » que le Pentagone craint le plus est l’inoculation de la variole, même si : “there is no evidence that Iraq has smallpox and soldiers were vaccinated – thus the serious threat would be to civilian workers at our ports and military bases”. Ces armes, dont l’existence est si incertaine, sont néanmoins décrites en détail : “history will be very different if Iraqis developed anthrax in form of sun-resistant dry micro-powders : this is possible, but we don’t have enough evidence to say it’s probable” (Richter 2003 : 74 ; je souligne). Par contre, de nombreuses descriptions de la première attaque sont figurativement très incertaines : les fortes explosions sur la cité “appeared to be bombs”, le “antiaircraft fire appeard to be ineffective” et les automobiles sur l’autoroute “appeared to be drivers fleeing the attack” (Richter 2004 : 157 ; je souligne).

Dans les deux cas, le potentiel de régénération d’un figurable qui n’a pas encore de valeur déterminée semble exposé à un investissement idéologique par son interaction avec le discours verbal. Ainsi, tantôt un objet-signe à fonction probatoire peut émerger de la masse plastique, comme dans un paysage, tantôt la masse de peinture résiste à toute émergence figurative, demeurant dans une ouverture sémantique qui peut renvoyer à l’opacité de l’action militaire, à la dématérialisation ou à l’effacement des corps des victimes et des signes de destruction que la définition d’« effets collatéraux » renforce. C’est précisément sur ce dernier aspect qu’un autre artiste avait travaillé, dix ans plus tôt, à propos de la première guerre du Golfe.

2. Érosion figurative, Leçons de Ténèbres

Note de bas de page 22 :

Après l’invasion du Koweït par l’Irak, l’opération « Desert shield » (« Tempête du désert ») a débuté le 7 août 1990. Les États-Unis ont envoyé un contingent militaire massif en Arabie saoudite, rejoint par une coalition de 34 pays. La résolution 678 du Conseil de sécurité des Nations Unies, évoquant la possibilité d’une action militaire, a préparé l’intervention appelée « Operation Desert Storm », qui a débuté le 16 Janvier 1991 et s’est achevée le 28 février.

Alors que War Cut explore l’instauration de l’espace fiduciaire de la figurativité, qui est crucial dans un régime de guerre préventive, Lektionen in Finsternis [Leçons de ténèbres, 1992, 52 min], le film que Werner Herzog a réalisé immédiatement après la première guerre du Golfe traite d’un conflit qui n’a pas eu besoin de légitimer sa nature préventive, et qui a néanmoins porté le nom d’« opération » et le statut de guerre non conventionnelle, tout en produisant des effets de destruction et de traumatisme dans la population, que son nom cherche à atténuer22.

Une fois de plus, si le film d’Herzog réussit à témoigner de cet impact sur le paysage et les personnes, il le fait au-delà de toute prise en charge d’une impossible « représentation » figurative de la catastrophe, s’adressant plutôt à une déchirure de la stabilité et de la consistance figurative elle-même, ce qui n’a pas épargné à l’auteur, comme à Richter, de « se retrouver empêtré dans une controverse entre esthétique et politique » (Prager 2007 : 179) et d’être accusé d’« esthétiser la guerre » (Gandy 2012 : 530). En effet, le film a suscité de vives critiques lors de sa première mondiale au Festival du film de Berlin où, face au public qui huait et protestait après la projection, le réalisateur « est monté sur scène et, dès que le silence s’est rétabli, a crié vigoureusement : “Vous vous trompez tous !” » (Ibid.).

Note de bas de page 23 :

La déclaration, composée par douze « thèses », a été lue au Walker Art Center de Minneapolis le 30 Avril 1999. Elle porte, par ailleurs, le titre de « Lessons of Darkness » – d’après la composition musicale baroque de Coupertin Leçons de ténèbres –, ainsi qu’une référence à cette même expression en clôture du texte : “Life in the oceans must be sheer hell. A vast, merciless hell of permanent and immediate danger. So much of a hell that during evolution some species – including man – crawled, fled onto some small continents of solid land, where the Lessons of Darkness continue.”

Note de bas de page 24 :

Le tournage a été réalisé, sur une période assez courte, avec l’équipe de pilotes d’hélicoptère et de techniciens constituée par Berriff : « L’équipe est arrivée dans le nord du Koweït en octobre 1991 (un mois avant que le dernier feu de puits de pétrole soit éteint) et le film entier a été tourné en un peu moins d’une semaine » (Ames 2012 : 66). Tourné à l’origine en format Super-16, le film a ensuite été transposé en 35 mm et présenté dans plusieurs festivals (Schwarz 1995 : 167).

En effet, le film ne montre aucun investissement thématique ouvertement lié à la guerre du Golfe, fidèle au refus programmatique d’Herzog de considérer l’absence d’élaboration formelle comme une garantie de « vérité », ainsi que l’affirme sa célèbre Déclaration du Minnesota, où l’on peut lire : « Il y a des couches plus profondes de vérité dans le cinéma et il existe une chose telle que la vérité poétique, extatique. Elle est mystérieuse et insaisissable et ne peut être atteinte que par la fabrication, l’imagination et la stylisation »23. De manière significative, l’épigraphe au début du film, attribuée à Pascal, a en fait été inventée par Herzog : « Le collapse de l’univers stellaire s’accomplira – comme la création – en grandiose beauté » ; même si elle est « fausse », ce qu’elle dit de la beauté de la destruction saisit le caractère des paysages apocalyptiques d’après-guerre qui sont en grande partie le sujet du film. Leçons de ténèbres documente le désastre écologique du paysage koweïtien, avec des centaines de puits de pétrole incendiés par l’armée iraquienne en retraite. Herzog l’a tourné en octobre 1991, un mois seulement avant la fermeture du dernier puits, lorsqu’il collaborait avec le documentariste Paul Berriff, qui avait déjà l’autorisation de filmer et qui a réalisé la plupart de ses séquences aériennes24.

Note de bas de page 25 :

Herzog a réalisé deux versions du film avec sa voix off, une allemande et une anglaise, je traduirai en français à partir de la version allemande.

De nombreuses définitions – comme celle de « documentaire apocryphe [apocryphal documentary] » d’Ames – ont tenté de rendre compte de la nature d’un film qui juxtapose des séquences de nature documentaire (les plans du territoire dévasté du Koweït), une bande sonore de musique classique ouvertement dramatique – opéra, requiem – et une voix off, celle d’Herzog lui-même, qui procède à une narration de type apocalyptique, mimant la topique du « voyage cosmique » (Ames 2012 : 66) et de la « fin de la civilisation », sa « disparition proche » interprétée par certains comme une catastrophe écologique, au vu des images qui l’accompagnent (Carré 2007 : 241). Ce décalage entre le caractère documentaire des séquences – au sens où elles sont situées et localisables dans un horizon référentiel – et le récit était problématique. La première phrase prononcée après l’apparition de l’épigraphe confère d’ailleurs au récit un caractère universel et cosmique : « Une planète dans notre système solaire. Chaînes montueuses blanches, nuages, le paysage enveloppé dans le brouillard »25. Ces mots accompagnent un arrêt sur image de châteaux d’eau en forme de gigantesques champignons à la tombée du soleil (Fig. 4), suivi par un plan-séquence de collines désertes enveloppées de fumée, des éléments qui sont donc immédiatement réinscrits dans une dimension cosmologique. Tout comme les ouvriers travaillant au milieu de flammes gigantesques dans leurs scaphandres au plan suivant, décrits comme des « créatures », des « êtres » inconnus : « le premier être [Wesen] que nous avons rencontré, essayait de nous communiquer quelque chose ».

Fig. 4, 5 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Fig. 4, 5 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Ce bref prologue – il y a ensuite 13 chapitres dont les titres évocateurs apparaissent à l’écran – a été considéré comme emblématique du fait que le film adresse la question « universelle » de la destruction et du « destin de notre planète, plutôt qu’un discours historiquement spécifique » (Prager 2007 : 179). Cependant, ce type d’argument ignore le fait que l’œuvre aborde les effets et la nature de cette guerre à travers une image du monde qu’elle produit, c’est-à-dire un monde dans lequel la possibilité même de la sémiose est affectée, un monde qui connaît la crise du lien entre les manifestations verbales ou visuelles et leur possibilité de produire du sens. C’est d’ailleurs la question que le prologue introduit d’emblée, lorsqu’il nous laisse observer pendant plusieurs secondes la figure que nous venons d’évoquer : les gestes d’un homme qui, nous dit-on, « essayait de communiquer » (Fig. 5), des gestes qui ne sont pas vraiment codifiés, mais maintenus dans une zone d’indécidabilité quant à leur signification, des gestes qui préfigurent de potentielles polarisations sémantiques, lorsque on le voit pointer la terre du pied et de la main, puis faire une sorte de geste de coupure de la tête, comme dans une combinaison indéchiffrable de menace, ou de danger, ou d’annonce du destin de la terre, ou bien toutes ces choses à la fois. Si un prologue annonce et condense de façon paradigmatique ce qui sera développé par le film sous d’autres formes, la question du seuil entre les gestes, les mots, les signes culturellement codifiés et des manifestations du sensible qui échappent à toute codification s’annonce ici comme centrale.

Si, en effet, War Cut nous appelle à explorer un aspect stratégique de la guerre préventive et de sa communication, à savoir le lien entre la germination figurative et la charge véridictoire qui lui est attribuée, dans Leçons de ténèbres le regard énonciateur semble plutôt esquisser et témoigner d’une régression du figuratif iconisé vers le fond inarticulé du sensible qui en est la condition de possibilité.

2.1 Témoigner le trauma face à la « guerre juste »

Le premier chapitre – I. Une capitale – offre une paisible vue aérienne de la Ville de Koweït au coucher du soleil, avec le son ambiant du chant du muezzin [Fig. 6]. Le paysage est encore constitué d’un tissu figuratif stable et iconisé, avec ses grandes rues et ses tours, même si la voix off annonce que « Quelque chose pèse sur cette ville, cette ville qui sera bientôt détruite par la guerre » et que, par conséquent, nous regardons ce paysage depuis l’avenir de sa destruction (la marche funèbre solennelle de la « Mort de Ase » de Edvard Grieg renforce l’annonce de cet horizon terminatif).

Fig. 6, 7 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Fig. 6, 7 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Cette destruction est évoquée dans le chapitre suivant (II. La guerre) par une courte séquence du premier bombardement nocturne de Bagdad diffusé par CNN (Fig. 7), seulement 35 secondes d’images tirées des archives médiales, avec les taches blanches de la défense anti-aérienne qui s’élèvent lentement. La rupture produite par cet événement, dont la lisibilité en termes de représentation « référentielle » est quasi nulle, est soulignée par l’annonce « La guerre n’a duré que quelques heures. Après, tout était différent ».

Les images de CNN présentent une rupture visuelle en raison de leur graine opaque et leur degré d’abstraction. La littérature a abondamment remarqué comment ces qualités visuelles étaient isomorphes à une opération générale de suppression des « séquences sensibles », celles des cadavres, que ce soit en raison d’une routine de pré-censure, ou d’un régime visuel de « distanciation » et d’effacement des victimes dans une guerre qui se voulait principalement une guerre de bombardements aériens de haute précision (Taylor 1992). Cette soustraction des corps du visible sert d’ailleurs le discours institutionnel qui consiste à délimiter le conflit à l’action contre un dictateur, plutôt que contre son peuple, d’où l’idée d’une « guerre juste » (Hollis 1992 : 213-4). La seule présence de cette brève séquence ne peut évoquer cet horizon sémantique dans son ampleur, pourtant ces images deviennent représentatives du discours médiatique, qui a évacué et soustrait à la visibilité les corps ayant subi les conséquences des bombardements, réduits ici à des traces lumineuses.

Le reste du film se mesure alors au défi de redonner une fonction testimoniale à l’image, par rapport à l’horizon traumatique de la guerre et de ses effets. Une fonction qui refuse « l’idée d’une prise directe de l’image reproduite sur le monde de faits » – qui s’avère d’ailleurs impossible face à la nature traumatique des évènements – mais qui exploite les ressources et la mise en forme du travail artistique pour « rendre justice à l’altérité irréductible du monde et au témoignage des faits, médiatisés ou non, qui s’y déroulent » (Montani 2009 : 485).

Note de bas de page 26 :

« Nous trouvions seulement des traces : est-ce que des hommes avaient vraiment vécu ici ? Y avait-il eu vraiment une ville ? La bataille avait fait rage si violemment, qu’après, l’herbe n’aurait plus grandi ici ».

Dans le chapitre suivant, Après la bataille, la caméra explore – en vues aériennes et terrestres, en séquences ou en plans fixes – ce qui est annoncé par la voix off : les « traces » d’une destruction si violente qu’il est impossible de relier ces signes à une forme de vie humaine ou à une ville26. En effet, la densité figurative du premier chapitre semble avoir subi une importante spoliation : la vaste étendue du paysage est jonchée de « carcasses » organiques et inorganiques – ossements, camions brûlés, squelettes de paraboles – qui peuvent encore être ancrées au contenu figuratif – et aux dénominations correspondantes –, mais qui sont désormais dépourvues de toute densité quant à la richesse de leurs qualités sensibles. Ce sont des figures isolées de ce réseau d’associations que toute sémiotique figurative active, permettant « de les classer, de les relier entre elles » (Greimas 1984 : 9) : la caméra survole des vestiges brunâtres monochromes, hors place, isolés de leurs configurations habituelles (des camions hors de la route, roues en l’air) ou dont les configurations internes ont implosé. C’est le cas de la forme liquéfiée d’un énorme réservoir dont les escaliers, les parois, la petite tour, tout ce qui caractérisait ses processus d’utilisation, s’est effondré au point de devenir méconnaissable (Fig. 8).

Fig. 8 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Fig. 8 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

S’agit-il d’une catastrophe universelle ? De déplacement de la guerre du Golfe à un symbole d’une apocalypse environnementale qui anéantit l’humanité ? Et qu’en est-il de la spécificité de ce conflit ? Si l’on privilégie les longs plans aériens des puits en feu et du paysage dévasté, accompagnés par un texte aux traits souvent ouvertement apocalyptiques, cette interprétation semble plausible ; c’est toutefois sous-estimer deux chapitres du film, courts mais cruciaux, explicitement liés à la guerre du Golfe. Insérés à deux moments différents (min. 12’ 02” et 20’ 07”), ils interrompent les vues aériennes pour rapprocher notre regard des êtres humains et de leurs histoires.

Note de bas de page 27 :

Dans son ouvrage fondamental sur la torture, Elaine Scarry souligne comment cette dimension ordinaire, domestique, est assumée par les tortionnaires dans la dénomination même de leurs pratiques (la « baignoire », le « tea party » etc.), de manière à détruire l’univers intime et le « monde » du sujet (Scarry parle de “unmaking of the world), mais aussi afin de déplacer et démentir la nature de leurs actions par ces atténuations lexicales.

Le quatrième chapitre, intitulé éloquemment Trouvailles des chambres de torture, transpose le mode énonciatif, que nous venons de voir à propos du paysage, à l’échelle plus réduite d’une pièce : le regard surplombant explore, cette fois, des objets disposés sur quelques tables et s’arrête finalement sur une chaise électrifiée (Fig. 9). « Traces », eux aussi, d’un événement qui « a été », mais présentés sans commentaire, ces objets ordinaires et parfaitement reconnaissables sont ré-thématisés par le titre selon un trait typique de la torture : transformer la dimension la plus domestique, intime et ordinaire en instrument de violence extrême, afin d’anéantir le monde du sujet (Scarry 1985)27.

Fig. 9, 10 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Fig. 9, 10 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Note de bas de page 28 :

Il convient également de noter que lorsque la musique intervient – après un début de silence ponctué par le bruit des pas –, c’est avec la qualité beaucoup plus fragmentée et abstraite de la Sonate pour deux violons op. 56 de Prokofiev ; une fragmentation isomorphe au fait que tout lien avec sa vie ordinaire est brisé pour le sujet torturé, son monde est « défait ».

Note de bas de page 29 :

Il n’est pas possible de mentionner ici la riche littérature sur la question du trauma, même en la limitant à sa relation avec l’horizon esthétique ; sur le trauma comme paradoxe de la mémoire, non récupérable comme souvenir, mais seulement comme répétition après-coup, je me limite à Ricoeur 2000 et, pour une approche sémiotique, Violi 2014.

Les outils de bricolage, de jardinage, de cuisine – un casque, un grille-pain, une pince – deviennent les supports figuratifs de syntaxes narratives bien plus traumatiques que celles qui leur sont habituellement associées28. Aucune des pratiques de torture n’est décrite, mais la séquence qui suit répond à la tâche de témoigner de cette violence extrême, en assumant sa non-assimilabilité, le point aveugle qui caractérise tout événement traumatique29.

Note de bas de page 30 :

Le « discours » se conclut par un soupir mêlé à une émission sonore, qui n’est ni un mot, ni une expression déjà axiologisée, mais une valence dans laquelle on voit surgir la sensibilisation, un soupir qui marque le maintien, malgré tout, de la possibilité de l’émergence des valeurs – quelque part avant, ou après, la douleur, la résignation, le désespoir – et de la possibilité de la parole par la voix qui s’y mêle. Les limites du langage sont un thème récurrent dans l’œuvre de Herzog, de l’Énigme de Kaspar Hauser, à la langue intraduisible parlée par un dernier locuteur dans Fourmis vertes, en passant par Dernières paroles.

Note de bas de page 31 :

Voir à cet égard l’idée de « style figural des interactions », un schème proto-conversationnel constitué par « un ensemble de traits sensibles (auditifs, visuels ; vocaux, posturaux, moteurs, rythmiques) [et] susceptible d’entrer en relation avec des contenus et des systèmes de valeurs pour constituer un ensemble signifiant » (Fontanille 2015 : 26).

Note de bas de page 32 :

« Cela signifie que la fin de l’Histoire, la fin de la communication par le langage, est aussi synonyme d’un renouveau, ce qui est le propre du mythe de l’éternel retour. Car la fin de la communication par le langage n’est pas chez Herzog quelque chose de forcément tragique » (Carré 2012 : 243).

Une femme – annonce la voix off de Herzog– « voulait nous parler » (tout comme le « premier être » rencontré au début du film) même si, poursuit-il, elle avait perdu la faculté de parler après avoir vu ses propres fils torturés à mort sous ses yeux (Fig. 10). La caméra fixe saisit alors cette femme, assise de face, s’exprimant à travers une phoné dont la syntaxe sonore reste à un stade de pré-articulation sémantique30, et à travers des gestes – comme les mains qui se lèvent accompagnant le regard vers le haut – qui n’atteignent pas une codification partagée, mais en esquissent à peine la possibilité. Cette « avant-langue » ou « langue préfigurante » (Bertrand 2000 : 154)31 signifie – plutôt que la possibilité d’un renouveau à la “fin de l’Histoire”32 – le fait qu’il n’y a pas d’ancrage sémantique possible aux figures du contenu des langues naturelles face à l’expérience extrême. Cette avant-langue, qui se limite à signaler la possibilité du langage partagé, est une façon de faire advenir au sens le trait de disproportion et de non-assimilabilité rencontré dans l’expérience traumatique. Et il s’agit bien de cette guerre, car la scène de la torture est profondément imbriquée avec les images documentant le paysage et les traces de destruction causées par les attaques. Ce lien se tisse à travers une propagation des stratégies énonciatives – nous venons de voir le plan aérien qui se propage au micro-paysage d’une table –, ainsi qu’à travers un parallélisme entre la faculté de (non) parole de la femme et le paysage, qui subissent tous deux un traitement comparable. Si l’avant-langue, en effet, est « pré-catégorielle, à peine détachée de ce continuum de sens non analysé qu’est la substance du contenu et se mouvant de conserve avec lui » (Bertrand 2000 : 154), le paysage voit lui aussi son articulation (figurative, donc ancrée à l’articulation sémantique du langage) désintégrée par une désiconisation, lorsque la caméra déploie une régression vers une matérialité inarticulée.

2.2 Protubérances : le pétrole, entre défiguration du monde et canalisation

À partir du cinquième chapitre – Satans Nationalpark – la vue aérienne se rapproche progressivement des puits incendiés par l’armée irakienne, à travers de vastes étendues couvertes de pétrole, tandis que le texte décrit un univers frappé par une catastrophe de la figuration du monde : catastrophe de son statut fiduciaire – « le pétrole est trompeur car il reflète le ciel ; le pétrole essaie de se déguiser en eau » – et de sa stabilité iconique, où un passage de l’Apocalypse de Jean annonce le grand tremblement de terre après lequel « toutes les îles disparurent et les montagnes se dissipèrent ».

Les opérateurs visuels de cette disparition seront, dans la dernière partie du film, avant tout la fumée noire omniprésente et le débordement non-eidétique des flammes et du pétrole : si le montage verbo-visuel de War Cut faisait surgir devant le regard du spectateur une germination figurative cruciale dans la stratégie véridictoire d’une guerre préventive, face à la guerre « juste », dont les conséquences désastreuses et l’impact sur les corps et le paysage sont minimisés par le discours médiatique (Ames 2012 : 65-66), Lektionen in Finsternis témoigne de l’impact traumatique du conflit. Il le fait par un « tremblement dans l’édifice de la figuration », soit à travers une érosion de l’organisation figurative du paysage par la propagation de masses non-eidétiques, soit à travers la réaffirmation de la phoné sur l’articulation sémantique du langage, ce que nous verrons dans un instant.

La fumée, les flammes ou la viscosité informe du pétrole sont à la fois des figures du monde et des éléments d’opacification de la « surface diaphane creusée par l’espace virtuel illusoirement profond de la troisième dimension » (Marin 1992 : 80). Lorsqu’ils saturent l’écran faisant réapparaitre sa surface oubliée, ils viennent « troubler, rompre ou interrompre les blancs de la représentation », ce qui correspond toujours à une critique de la transparence mimétique. À propos de celle-ci, Louis Marin nous rappelle l’économie illusoire d’un échange sans perte entre l’image et son horizon référentiel, car « cette structure “blanche” d’objectivité, cette structure de transitivité diaphane du récit à l’événement ne furent jamais qu’idéalités théoriques, voir phantasmatiques » (ibid.) (Fig. 11, 12).

Fig. 11, 12 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Fig. 11, 12 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Cette fracture affectant le paysage affecte également les corps des victimes civiles : le chapitre VI. Enfance s’ouvre sur un plan progressivement englouti par la fumée noire qui sature le ciel koweïtien depuis des semaines ; peu après apparaît, en gros plan, un enfant agrippé aux jambes de sa mère, puis la mère elle-même dans une cour domestique, avec l’enfant dans les bras. Le corps de l’enfant est le point de rencontre entre le désastre environnemental et l’agression militaire : la mère raconte qu’à cause de l’incendie des puits les larmes et la salive de l’enfant étaient noires car son corps avait absorbé la fumée ; l’enfant avait subi également l’agression militaire d’un soldat qui le tira du lit et menaça de lui écraser la tête avec son pied appuyé contre lui. Le corps de l’enfant est ainsi investi à la fois en tant que corps-enveloppe, sous la pression des coups, et dans le substrat du moi-chair et de ses sécrétions (Fontanille 2011 : 81-101). Le père fut tué à cette occasion et depuis, ajoute la mère, « ce petit ne prononce pas un mot […] il pouvait parler, mais maintenant il ne dit rien, une seule fois il m’a dit : “maman, je ne veux jamais apprendre à parler” ». En effet, nous le voyons communiquer par des gestes de contact ou déictiques qui se passent de toute médiation linguistique : il prend le menton de sa mère pour l’appeler, pointe du doigt quelque chose sur le sol, etc.

Ainsi, les images apocalyptiques du paysage sont liées aux deux épisodes dans lesquels les effets du conflit et leur traumatisme affectent le plus directement les corps. Dans le cas du survol du paysage, l’érosion figurative se produit à travers une progression qui, de l’iconisation très stable de la Ville de Koweït au début, en passant par les formants figuratifs « spoliés » des carcasses, arrive à une raréfaction de plus en plus affirmée, dans laquelle le feu et la fumée sont à la fois des figures de la destruction sur un plan thématique et les opérateurs visuels d’une dissipation figurative sur le plan de l’expression (Fig. 13). Mais ce brouillage du transcodage entre un monde naturel articulé en figures de l’expression et les figures du contenu des langues naturelles affecte également la substance sonore de la phoné des victimes, empêchant tout ancrage à une articulation sémantique, désormais incapable de prendre en charge la démesure de leur expérience. Et c’est précisément la prise en charge de cette dimension traumatique incorporée qui a été supprimée dans et par le discours médiatique, ainsi que l’interrelation constitutive entre les deux dimensions, entre la grande échelle de l’action militaire – dont Herzog réactive le régime énonciatif des survols de bombardiers – et la petite échelle de ses « effets collatéraux ».

FIG. 13, 14 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes.

FIG. 13, 14 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes.

Lektionen in Finsternis s’avère donc être moins le récit du désastre universel de toutes les guerres, qu’un lieu de lisibilité de cette guerre, notamment par rapport à son récit médiatique raréfié. Mais le film capte également, si l’on considère avec l’attention qu’elle mérite la présence du pétrole et sa représentation, une autre caractéristique de ce conflit, à savoir son lien avec cette matière première stratégique, et surtout avec la possibilité de son contrôle et de sa canalisation.

Les prises de vue aériennes des puits en feu se terminent par les extraordinaires formes abstraites que nous venons de voir ; ensuite, le regard revient au sol pour documenter les efforts des équipes de différentes entreprises pour éteindre les gigantesques flammes. Une fois les feux éteints, ce qui reste est une désintégration totale du tissu iconique du paysage et du monde, mise en scène dans le magnifique chapitre intitulé simplement X. Protuberanzen (protubérances) (Fig. 14) : le monde apparaît maintenant complètement liquéfié dans la viscosité de l’huile bouillonnante, dont les protubérances et les coulées, cadrées de près, occupent désormais la totalité du cadrage, parfois le partageant parfois avec la rougeur incandescente du feu. Même la musique – très présente jusque-là et avec de fortes gammes mélodiques et figuratives – est remplacée par les effets sonores de la substance elle-même.

Au point culminant de la dissipation de toute articulation figurative de l’image, le film semble suggérer que le regard, en s’approchant, découvre le pétrole comme « fond » de cet univers-ci, la matière informe à laquelle cette régression aboutit. Il ne s’agit pas de projeter des arguments d’ordre historico-politique sur cette ressource fossile comme moteur principal du conflit, le film, par ses propres moyens et par ses stratégies de mise en discours, propose lui-même une articulation et une argumentation plus sophistiquées que cela. Sa dernière partie – XI. Le tarissement des sources – présente une isotopie du pipeline : une fois les incendies maîtrisés, il faut à nouveau canaliser le pétrole déversé, ce qui se traduit visuellement par toute une panoplie de tuyaux, de boulons, de gestes de serrage et de vissage qu’Herzog assemble au ralenti, comme une danse sur les notes du trio de Schubert, où un ouvrier, regardant vers la caméra et arborant un sourire triomphant magnifié par le ralenti, montre un court tuyau noir, objet ordinaire mais fondamental dans le système qui permet de canaliser, et donc d’exploiter, la substance informe (Fig. 15, 16). En fait, la caméra suit de près toutes les manœuvres de canalisation et de fermeture des puits, jusqu’au moment décisif où le sifflement de la pression s’arrête, le déversement est maîtrisé et le dispositif de fermeture est montré au milieu du cadre (Fig. 17, 18).

Fig. 15, 16, 17, 18 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Fig. 15, 16, 17, 18 - W. Herzog, Lektionen in Finsternis / Leçons de ténèbres, essai filmique, couleur, 52 min., S16 mm., 1992, photogrammes

Note de bas de page 33 :

Là aussi nous prenons les distances de l’interprétation symbolique des éléments naturels présents dans le film, par exemple l’idée que « le feu serait-il à la fois le symbole de la fin du monde et de son renouvellement […] – en suivant Mircea Eliade – puisqu’après avoir éteint avec peine un puits en feu, des ouvriers lancent une torche en direction du même puits et rallument ainsi le feu » (Carré 2007 : 244).

Là encore, le public du festival berlinois en quête de thématisation politique aurait pu découvrir une argumentation très sophistiquée concernant un conflit qui, comme l’ont montré les analystes, ne portait pas tant sur la possession directe des puits, que sur les mécanismes d’exploitation du pétrole et de contrôle de son prix, qui s’est d’ailleurs effondré avec les premiers bombardements (Blin 1996). La portée documentaire est ainsi atteinte, loin de toute littéralité thématique, par l’articulation d’une pensée proprement visuelle. La toute dernière séquence filme une procédure technique qui conduit parfois au rallumage de sources éteintes pour des raisons de sécurité liées aux gaz. Herzog la transforme cependant dans l’image emblématique d’une contrainte à recommencer, d’une impossibilité de Vivre sans feu, comme l’affirme le titre du dernier chapitre, une clôture qui en dit long sur le cycle perpétuel de stabilisation et de destruction des équilibres lié à la gestion de cette ressource33.

Le pouvoir de témoignage de ces œuvres par rapport à ces formes complexes d’expérience historique est bien présent ; elles sont capables de « penser » les opérations préventives ou « justes » typiques de l’état d’exception, à condition de reconnaître que ce témoignage se réalise dans et par un travail sémiotique, notamment sur la figurabilité de la production du risque ou du trauma, ce qui permet d’ailleurs à ces œuvres d’échapper au réductionnisme thématique trop souvent pratiqué face à des horizons référentiels aux implications politiques denses. D’où le cri de Herzog contre ces spectateurs qui « se trompent » ; d’où la réponse brillante de Richter sur la relation entre les faits dramatiques de la guerre et la mise en forme artistique : « Mon approche à la forme est très simple […] : plus dramatiques les événements, plus importante la forme » (Richter 2009 : 458).