Appel à contributions n°131|2024

Fiction et véridiction

Sous la direction de Juan Alonso Aldama,
Marion Colas-Blaise
et Verónica Estay Stange

Parution en juillet 2024

Date limite de proposition des articles : 15 octobre 2023

La véridiction est au cœur de la sémiotique développée par Greimas et les sémioticiens autour de lui, comme en témoigne avec éclat le carré de la véridiction, avec sa topologie (Petitot, 1977), qui a fait couler tant d’encre. Véridiction plutôt que vérité : ce point est mis en exergue dans Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (1979, p. 417), où Greimas et Courtés insistent sur l’inscription de marques qui permettent à un discours de s’afficher comme vrai ou faux, comme mensonger ou secret. D’une part, leur attention se porte sur le contrat de véridiction, le croire être vrai de l’énonciateur et de l’énonciataire pouvant être secondé par le savoir être vrai. D’autre part, sont concernées toutes les stratégies énonciatives qui, en jouant sur les plans de l’expression et du contenu, créent des illusions référentielles : faire paraître vrai, faire croire être vrai appelant un jugement épistémique – « jeu de la vérité » (ibid., p. 419 ; Greimas, 1983).

Comme le montre pour sa part Iouri Lotman (1973, pp. 40-71), ce jugement ou cette « attitude épistémique » peut subir des variations au fil du temps, et selon les cultures. Ainsi, à quelques moments de l’histoire, le point de vue sur certains textes peut changer et passer d’un jugement fictionnel à un regard « véridictionnel », et inversement. Par exemple, les textes bibliques – en tout cas pour ce qui est de l’Ancien Testament – étaient autrefois considérés comme des « textes véridiques », alors qu’aujourd’hui peu de croyants les prennent comme une « vérité de fait », la plupart d’entre eux les considérant plutôt comme une « fiction ». De même, Lotman observe que l’attitude envers le signe définit les cultures et les distingue entre elles : il y a des cultures qui considèrent le signe comme « motivé », donc iconique, et par conséquent comme immuable – à une époque, on ne pouvait pas changer une seule virgule de la Bible, ce qui a eu comme conséquence que sa traduction a longtemps été empêchée. En revanche, d’autres cultures considèrent que les signes sont « conventionnels » et donc qu’il est possible de les modifier ou de les remplacer par d’autres sans que cela affecte la fonction sémiotique. Le statut du vrai devient dès lors modulable : dans un cas, le texte est un parfait reflet de la réalité, tandis que dans l’autre, il est une manière comme une autre de l’approcher (construction d’un monde signifiant).

À ce propos, on peut penser dans la société contemporaine aux changements d’attitude épistémique qui ont conduit à prendre au sérieux certains récits autrefois considérés comme appartenant au domaine de la science-fiction. Et il est également intéressant de constater que les armées font parfois appel à des romanciers pour construire des scénarios de fiction leur permettant de développer des réflexions sur les formes que la guerre pourrait prendre dans le futur.

D’où l’importance, maintes fois soulignée, à la fin du XXe siècle, du vraisemblable comme variable culturelle de discours narratifs figuratifs, bien étudiée en théorie de la littérature. Dans cette perspective, la vraisemblance est immédiatement liée à la fiction : ainsi, dans la Poétique, Aristote l’oppose à l’exigence de vérité empirique ou factuelle. Elle correspond à « ce qui pourrait avoir lieu » (1980, p. 65 ; 51 a 36).

À l’heure actuelle, l’intérêt de la question de la véridiction ne se dément pas, comme le montre avec force la réflexion sur la vérité des images (Beyaert & Brunetière (dirs.), 2005) et sur les représentations du politique (Alonso Aldama, 2018), ou encore les débats sur le négationnisme (Estay Stange, 2020) et sur les fake news (Lorusso, 2021 ; notamment dans le domaine du numérique (Châtenet, 2022)).

Retenons d’abord l’approche par les modalités et par la modalisation considérée comme l’expérience (selon le devoir, le vouloir, le croire, le savoir, le pouvoir, etc.) d’une instance subjective qui s’implique dans la production du sens et transforme des valeurs en visant une complétude qui se dérobe (Basso Fossali, Colas-Blaise & Thiburce, 2022). D’une part, la modalisation parcourt le chemin qui mène des potentialités vers certaines de leurs réalisations sous forme d’inflexions collectives et singulières, culturelles, sociales et institutionnelles, sémantiques et perceptives, apportées à la construction d’un univers de sens. D’autre part, elle demande à l’interlocuteur un certain calcul interprétatif. Cette approche semble être la plus à même de rendre compte à la fois du faire persuasif et de l’adhésion, qui s’appuie plus ou moins sur des stratégies de vérification. On notera également l’importance des variétés de l’embrayage et du débrayage énonciatif et énoncif, au croisement des modalisations de l’espace par l’informateur et par l’observateur – exposition, accessibilité, inaccessibilité, obstruction (Fontanille, 1987, p. 187). Plus largement, la question de la véridiction invite à « rendre sensible la dramatisation intersubjective des effets de vérité » (Bertrand, 2015), c’est-à-dire leur mise en scène plus ou moins spectaculaire.

Cultivant le dialogue avec d’autres sciences, on peut également se tourner vers Goffman (1974), qui appelle « mode » « un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente ». La modalisation est dans ce cas de l’ordre de la « transcription », la fiction constituant un cadre d’expérience obtenu par transformation qui demande, de la part du lecteur, beaucoup de vigilance, de confiance mais aussi de doute. Il n’y aurait de fiction qu’exhibée et assumée comme telle, un des défis consistant à généraliser cette constatation et à considérer toute modalisation comme intrinsèquement spectaculaire (donnée à voir en tant que modalisation).

Dans ce numéro des Actes Sémiotiques, il s’agira de montrer que la fiction se prête tout particulièrement à la mise en scène qui fait voir et appelle un voir faire (Klinkenberg, 2010). Les réflexions sur la fiction brassent des couples d’oppositions phares telles que vérité / fausseté, fiction / illusion, feintise ludique / pratique esthétique. Si la fiction ne bénéficie d’aucune entrée dans le tome 1 du Dictionnaire, dans le tome 2 (1986, p. 88-90), Louis Panier, Peer Age Brandt et Sorin Alexandrescu unissent leurs efforts pour, dans l’ordre, la définir comme (i) « effet de sens produit par la disposition intratextuelle du discours » se caractérisant par un « écart » avec la « vérité du monde référentiel », (ii) « articulation descriptive d’un monde qui n’est pas un monde naturel », la valeur de vérité étant « indécidable » et le fictionnel se voyant doté d’une valeur « heuristique » et (iii) phénomène spectaculaire qui, en « faisant semblant », donne à voir. La question de la fiction a également été abordée sous l’angle du simulacre (Greimas & Fontanille, 1991 ; Alonso Aldama, 2018).

Ainsi, il s’agira, dans cette publication, de réinterroger à nouveaux frais la notion de fiction en l’abordant sous l’angle de la véridiction. La sémiotique dialoguera avec d’autres disciplines, les réflexions sur la fiction nous faisant remonter, on le sait, à Platon et Aristote, à Käte Hämburger et Dorrit Cohn, à John Searle, à Gérard Genette et Jean-Marie Schaeffer ou encore à Nathalie Heinich, pour ne mentionner que quelques théoriciens appartenant à des champs disciplinaires aussi différents que la philosophie, la narratologie, la théorie littéraire ou la sociologie. L’attention pourra se porter sur le seul discours verbal ou englober les œuvres d’art, les productions numériques et les jeux, érigeant ainsi la fiction en point de vue privilégié pour étudier les spécificités de pratiques culturelles différentes.

Sur ces bases, nous dégageons cinq axes majeurs autour desquels les contributions pourront s’organiser :

  1. Les contours notionnels de la fiction pourront être creusés : ainsi, il est possible de se demander en quoi la modalisation ou la méta-modalisation fictionnelle réside dans l’intervention d’une instance modale sur un scénario de référence normé. Dans quelle mesure ce dernier est-il transformé et réénoncé ? Les rapports entre la fiction et la « réalité » peuvent-ils être pensés en termes vériconditionnels, mais aussi comme un « débordement » réciproque (Samoyault, 2001), dans un espace énonciatif parcouru de tensions ?

  2. Il s’agira de se pencher sur les mécanismes – sémantiques, pathémiques, perceptifs, narratifs, énonciatifs… – à l’œuvre dans la fiction et dans ses variantes, par exemple dans le roman autobiographique et dans l’autofiction (Gasparini, 2004). Quelles sont les raisons qui poussent une personne à multiplier les filtres modaux pour raconter une expérience sous une forme fictionnelle et donc distanciée ? Quelles sont les valeurs (sociales, culturelles, institutionnelles…) engagées, qui déterminent une posture de réception – par exemple, un rapport à la censure (Heinich, 2005).

  3. Nous proposons d’éclairer le rapport entre la fiction et la véridiction en étudiant à nouveau l’articulation de la représentation de ce qui est (vrai) et de la monstration (également au sens wittgensteinein du terme) ou présentation de ce qui est si cela est (vrai). On propose de conjuguer l’idée d’un éventail de possibles (pouvoir être) avec la « présence fantasmatique » qui rend inopérant le triple « [réel, existant, actuel] » (Parret, 2006, p. 18-19). Pourra être posée, entre autres, la question de l’identité et des altérations de l’identité d’une instance, notamment sujet.

  4. À partir de l’étymologie du lexème « fiction » – selon Le Gaffiot, « fictĭō, ōnis, f. (fingo) » se définit comme l’« action de façonner, façon, formation, création » –, on questionnera la notion de monde signifiant (Fontanille & Couégnas, 2018, p. 68). Relisant les travaux de Latour (2012), on pourra explorer davantage la voie d’un soubassement fictionnel, la fiction [Fig] étant « à la source du pouvoir d’interpellation des autres modes » (Fontanille et Couégnas, 2018, p. 79). Ainsi, les contributions pourront réfléchir au caractère intrinsèquement fictionnel de toute sémiosis construisant un monde. Y a-t-il a lieu, alors, de distinguer la fictionnalité

  5. (qui serait inhérente à tout monde signifiant) et la fiction au sens plus étroit du terme (construction d’un monde « imaginaire » fantasmatique, jouant explicitement sur l’« écart » par rapport à la « réalité ») ? Quels sont les liens entre la fiction et l’utopie ? Fontanille (2021) met la zone utopique en relation avec le Monde H-vrai, en distinguant celui-ci du Monde α-vrai (zone endotopique), du Monde β-vrai (zone péritopique) et du Monde Ω-vrai (zone paratopique).

  6. Enfin, nous invitons à réfléchir à la typologie des « attitudes épistémiques » qui, selon Greimas, devrait permettre d’identifier « les différents modes d’existence des discours vrais » (Greimas, 1983, p. 107) dont les rapports avec la fiction restent à définir. En posant les premières pierres de cette typologie encore en attente d’être développée, il cite trois exemples, portant respectivement sur le signifiant, sur le signifié, et sur leur point de croisement : (i) la « distorsion rythmique » du langage parlé qui, dans le discours poétique et religieux, permet d’introduire une « voix seconde », porteuse de la vérité ; (ii) la constitution d’un « référent interne » qui fait que le discours juridique, atemporel, apparaît comme « un discours statuant sur les choses » ; (iii) l’attitude à l’égard du langage lui-même qui conduit soit à le considérer comme un écran qui cache une vérité sous-jacente (une fiction… ?), soit à l’envisager comme une pure dénotation des « choses ». Sur la base cette réflexion, peut-on envisager d’autres modes d’existence des « discours vrais » et, corrélativement, des discours fictionnels ou des discours non vrais ?

D’autres questionnements restent possibles. Seront privilégiées les contributions associant réflexions théoriques et études de cas concrets (dans les différents domaines de la sémiotique : littéraire, visuelle, numérique, politique…).

Références bibliographiques

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https://mediationsemiotiques.com/archives/author/denis-bertrand

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SCHAEFFER, Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.

Echéancier :

15 octobre 2023 : date limite pour l’envoi des propositions d’articles (entre 300 et 500 mots et une bibliographie succincte)

1 novembre 2023 : réponse d’acceptation ou de refus des propositions

1 mars 2024 : date limite pour l’envoi des articles

15 avril 2024 : date limite pour les réviseurs

30 mai 2024 : date limite pour l’envoi des versions révisées des contributions 1 juillet 2023 : publication d’Actes Sémiotiques n. 131

Les articles, 35.000 signes espaces non compris max, feuille de style (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/6803), avec un résumé en français et en anglais de 500 mots max et 5 mots-clés en français et en anglais.

Les propositions d’article doivent être envoyées aux trois responsables du dossier aux adresses suivantes :