Diataxe. De l’activité configuratrice à la saisie des transitions Diataxe. From configuration activity to transition capture

Pierluigi Basso Fossali

Université Lumière Lyon 2, ICAR (CNRS/ENS de Lyon/Univ. Lumière Lyon 2)

https://doi.org/10.25965/as.8544

Notre contribution vise à problématiser les pratiques sémiotiques lorsque l’activité configuratrice, paradigme d’une visée perceptive ou d’une énonciation, doit céder la place à une saisie et à une valorisation des transitions. Ces dernières semblent échapper à la fois à une organisation paratactique d’éléments catégorisés à l’avance (effets de coordination, juxtaposition, accumulation, etc.) et à une structuration hypotactique à même d’imposer un ordre intégrateur. Entre ces deux logiques syntaxiques s’introduirait une solution dans laquelle la signification n’a pas la structuration méréologique typique des langages « digitaux » (caractérisés par des unités discrètes), mais possède plutôt une sorte de diataxe, laquelle exemplifierait des écarts sans avoir recours à des proportionnalités ou à des enchâssements préalables. Au contraire d’une prise analytique soutenue par les organisations syntaxiques traditionnelles et la « rection » qu’elles assurent, la diataxe semble promouvoir une synthèse « enharmonique » qui se maintient entre constitution et aspersion, favorisant ainsi la prise en compte de la transition en tant que telle ; une transition entre des valeurs qui ne semblent pas devoir rivaliser pour se partager les valences en jeu. En effet, la transition n’est plus conçue comme une phase d’absence de forme, prélude d’une comparaison qui sera tôt ou tard possible entre un principe organisationnel en amont et un principe en aval ; la transition exemplifie une coalescence formelle qui s’impose aux formes qu’elle héberge et fluidifie, sans se réduire à la notion de continuum. L’article aborde la transition selon trois stratégies différentes : l’observation de la transition, la tentative de la médier, la transition directement incarnée. La dernière stratégie nous amènera à introduire brièvement une étude de cas concernant un tableau anonyme. Il s’agit sans doute de l’œuvre d’un peintre qui a travaillé en reflétant sa propre condition de « transitaire » dans l’évolution incertaine (entre mythe et dénonciation sociale) d’un sujet assez délicat tel quel le suicide.

Our contribution aims to problematize semiotic practices when the configuring activity, paradigm of a perceptive aim or enunciation, must give way to a grasp and valorization of transitions. The latter seem to escape both a paratactic organization of elements categorized in advance (effects of coordination, juxtaposition, accumulation, etc.) and a hypotactic structuring capable of imposing an integrating order. Between these two syntactic logics would be a solution in which meaning does not have the mereological structuring typical of "digital" languages (characterized by discrete units), but rather has a kind of diataxis, which would exemplify deviations without recourse to prior proportionalities or embeddings. In contrast to an analytical grasp supported by traditional syntactic organizations and the "rection" they ensure, diataxis seems to promote an "enharmonic" synthesis that holds between constitution and aspersion, thus favoring consideration of the transition as such; a transition between values that don't seem to have to compete to share the valences at stake. Indeed, transition is no longer conceived as a phase of formlessness, the prelude to a comparison that will sooner or later be possible between an upstream and a downstream organizational principle; transition exemplifies a formal coalescence that imposes itself on the forms it hosts and fluidifies, without being reduced to the notion of continuum. The paper approaches transition through three different strategies: observing transition, seeking to mediate it, and directly embodying transition. The last strategy leads us to briefly introduce a case study of an anonymous painting. This is undoubtedly the work of a painter who has worked by reflecting his own condition as a "transitor" in the uncertain evolution (between myth and social denunciation) of a rather delicate subject such as suicide.

Index

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Mots-clés : coalescence, configuration, médiation, perception, transition

Keywords : coalescence, configuration, mediation, perception, transition

Plan
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

Nous avons le plaisir de remercier Julien Thiburce pour la relecture de cet article.

Cette petite contribution1 sur la sémiotique de la transition est positionnée à la confluence d’une série de recherches relevant de champs différents : d’une part, la prestation sémantique de l’organisation paradigmatique (Basso Fossali 2017 : § 3.2.), d’où la notion de diataxe que nous essayons de conceptualiser sémiotiquement comme prise en compte des écarts (à la place des différences), selon un modèle diastémique ; d’autre part, la dialectique parcours/passage que nous avons déjà utilisée par le passé pour aborder la sémantique de la transition (ibid., § 4.4.4). Si la première dimension offre un cadre systémique et la deuxième une perspective praxique, nous avons essayé de faire en sorte que notre réflexion abstraite trouve une incarnation à travers la figure anonyme d’un acteur de transition. Il s’agit d’un peintre qui, probablement dans un passage générationnel et culturel critique, a essayé d’accompagner la transition d’un motif classique – le suicide – de son ancrage mythique à son actualité sociale dramatique.

La notion de transition sera abordée ici comme une coprésence évolutive de valeurs qui ne semblent pas devoir rivaliser pour se partager les valences en jeu et qui pourtant changent progressivement la perception des scènes qui accompagnent leurs manifestations. La transition ne connaît que des formants dont la tâche organisationnelle est imperfective ; elle se présente alors comme une composition défocalisée pour la saisir justement au travail. Étant donné que les questions de forme ne sont pas du tout absentes dans la transition, cette dernière mérite bien une conceptualisation du point de vue sémiotique. Notre parcours est alors organisé en trois moments :

Note de bas de page 2 :

Dans la tradition structurale, la transformation relève d’un devenir intelligible car elle peut être appréciée à partir d’un état initial et selon une tension aspectuelle vers un état final (Greimas et Courtés 1979 : § Transformation). À cette « syntaxe » du devenir transformationnel, interprétable actantiellement selon un modèle narratif, on peut opposer la « prosodie » de la transition dans laquelle les changements ont des accents et des tons changeants, mais en mesure de qualifier des moments. À ce propos, on peut rappeler la définition de transition proposée par Fontanille (2015 : 268) : « La transition est l’une des deux manières d’aborder le temps (l’autre étant la distension). Sous ce point de vue, le procès temporalisé est traité comme continu, et le changement s’effectue dans la constance et le chevauchement des phases successives. Le temps ne peut alors être saisi que par un observateur immergé ». Cela nous invite à ne pas identifier la transition avec la simple reconnaissance d’états intermédiaires relevant d’une transformation qui tôt ou tard sera reconnaissable à partir d’un regard externe. L’expérience de la transition n’est pas réductible au discours de la transformation ou à la transformation en tant que constitution discursive. La transition survient normalement sur un paysage de formations discursives préétablies, mais selon une fluidification des passages entre frontières catégorielles et en tout cas sous les enseignes d’un régime participatif.

  1. La transition observée qui nous entraîne dans un champ de modulations, hétéronomes et autonomes, nous obligeant à opérer des tentatives pour récupérer une identification des lignes transformationnelles2 et de regagner une prise sur les valeurs changeantes, tout en sachant que si la transition est telle c’est parce qu’elle préserve un caractère irréductible. Nous ne pouvons qu’opérer des masquages des aspects les plus intraitables de la transition et avancer des formes de dissimulation concernant les limites de nos efforts de reconstitution a posteriori des processus transformationnels qui ont eu lieu ;

  2. La transition médiée est au cœur de notre intervention et nous demande un effort de conceptualisation majeur. Cette fois la transition est catalysée par nos initiatives, même si notre intercession n’est pas accompagnée par un guidage des processus transformationnels. L’exemple le plus pertinent est celui de la langue qui change à travers la parole, mais nos actes de langage ne sont pas à même de décider, ou même de prédire, les états futurs du système linguistique. La catalyse du devenir de la culture trouve une objectivation dans la vie des formes sémiotiques, mais la mutation en cours reste un phénomène impalpable. La transition médiée passe à travers nous et nous pouvons apprécier, sur le plan de l’expérience, la résonance entre des formes qui ne sont déjà plus les mêmes et qui ne sont pas encore totalement autres. Les écarts médiés ne sont plus masqués mais pas encore éprouvés comme fractures identitaires ; ils indiquent des spectres de variation possible sans rompre totalement avec la généalogie des formes initiales, ce qui nous assigne un rôle ultérieur de médiateurs, celui de témoins dotés d’une mémoire et d’une compétence narrative ;

  3. La transition incarnée va donner à notre intervention une perspective plus héroïque et aventureuse, étant donné que nous essayerons de prendre en compte l’“être transition”. Si la transition médiée présente déjà des aspects paradoxaux, car nous serions censés pouvoir la gérer, malgré le caractère impalpable de son advenir, sa version incarnée semble moins nous caractériser que nous plonger dans un processus de désindividuation. Cette transition que nous vivons est in-échangeable, chacun ne pouvant qu’expérimenter son propre appartenir à une mutation des temps dont nous ne sommes qu’un reflet métonymique. La transition incarnée est avant tout subie ; en ce sens, elle désigne un état passionnel. Les indices des changements en cours sont moins socialisés qu’intimement vécus, de sorte que les personnalités de transition passent souvent inaperçues et que leurs contributions restent longtemps méconnues.

Note de bas de page 3 :

Peut-être notre traduction force légèrement l’adaptation du passage au sujet de notre article, mais elle est en tout cas plus fidèle à l’original que des versions citées encore aujourd’hui sur Wikipedia (« Ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin. J’aime ceux qui ne savent vivre autrement que pour disparaître, car ils passent au-delà », trad. d’Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1903).

Ce que l’on peut remarquer est que plus la transition est incarnée, moins elle sera objectivable de l’extérieur ; et si cela peut être encore considéré comme banal, il est moins évident que l’affirmation de soi passe par un masquage opportun de la transition lorsqu’elle est encore un front dialectique détaché de l’histoire. Sans vouloir rouvrir la controverse suscitée autour de l’exégèse de la pensée de Nietzsche, il est presque impossible de ne pas rappeler les célèbres passages du prologue du Ainsi parlait Zarathoustra que nous prenons la liberté de traduire3 : « En l’homme on peut aimer qu’il soit une transition et un être au crépuscule. J’aime ceux qui ne savent pas vivre autrement qu’au seuil du crépuscule, car ils sont une transition » (Nietzsche 1885 : prologue, § 4). Voir la transition serait en mourir ; participer à son fonctionnement en tant que simples médiateurs, ce serait accepter un destin qui ne s’opposera pas à une transition qui est tout simplement indomptable et incommensurable.

Nous pouvons synthétiser les moments programmatiques de notre contribution dans le schéma suivant :

Accès

1. Transition observée

2. Transition médiée

3. Transition incarnée

Modalités

Être face à la transition

Être pour une transition

Être-transition

Tension

Transition à rattraper

Transition à gérer

Disparaître dans la transition

Caractère résistant

Intraitable

Impalpable

In-échangeable

Caractérisation par paradoxes

Masquer et reconstruire la transition

Résonance et non-identité

Paradigme indiciaire et méconnaissance

Figures exemplaires

Saccade et nystagmus

Diataxe et enharmonie

L’anonyme

Dans ce schéma, nous avons anticipé le recours successif à des figures à même d’exemplifier les trois formes de transition que nous avons thématisées. Ces figures nous mettront au contact de trois domaines différents : la phénoménologie de la perception, la grammaire, l’histoire de l’art.

1. Transition observée : être face à la transition

Entre la notion de transition comme idéalité et les phénomènes transitionnels, une image médiatrice et schématique de la transition semble faire défaut. C’est pourquoi nous sommes obligés de l’aborder de manière indirecte, et dès alors, ce qui semble être presque une évidence pour la pensée et pour la perception se révèle moins traitable que prévu, au point d’entraîner avec soi des paradoxes qui émergent dans la réflexion sur le temps (« Qu’est-ce donc que le temps [la transition] ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore », Saint-Augustin).

Une manière indirecte d’aborder la transition pour en avoir une image est d’opérer une coupure synchronique, de prendre une photo. En ce sens, Bergson (1907 : 327) disait que « [l]a forme n’est qu’un instantané pris sur une transition » et que la composition formelle de la perception nous confie enfin une « image moyenne » des choses (ibidem) qui n’a plus une adhérence à la transition en tant que telle, cette dernière restant hors de portée.

Pourtant, forme sensible extraite et moyenne calculée idealiter n’arrivent pas à éliminer l’impression que les images obtenues sont encore hantées par la transition ; un cliché photographique ne révèle-t-il une coexistence de formes signalant des parcours transformationnels asymétriques ? Même si les écarts entre les manifestations ont été normalisés à travers des formes stabilisables (digitales), on apprécie inévitablement l’écart de rythme et de nature entre les transitions qui affectent de manière asymétrique les instances perçues. D’ailleurs, même la tension vers une appréhension analogique, avec ses contenus de devenir reconstruits selon une fluidité des percepts, n’a pas de prise sur la nature profonde de la transition. On est face à la prégnance de la transition comme reste négatif des saillances du devenir, toutes concentrées sur une fluidification abusive d’un même monde. La transition, elle, ne privilégie pas les individuations ou les dissolutions, les caractérisations ou les altérations, les intégrations ou les partitions : elle suspend les pertinences, elle laisse les valences en suspens, le caractère endogène ou exogène, systémique ou environnemental n’étant pas précisable. On doit passer à travers cette suspension pourtant prégnante. En ce sens, par rapport à d’autres morphogénèses, la transition est qualifiée par sa résistance à toute thématisation du devenir ; elle oblige à attendre l’émergence de formes assujetties à des modulations qui ne peuvent pas encore être agencées par des aspectualisations. L’observateur est face à un changement interne qui ne concerne pas un objet ou un paysage, autrement nous sommes face à une métamorphose ; les relations « se changent » en transportant l’observateur vers d’autres conditions de couplage perceptif.

Note de bas de page 4 :

Pour un traitement plus précis de ces questions, voir « Petite sémiotique de la transition : tendances et diaphanéité du présent » (Basso Fossali 2017 : § 4.4.4.).

En effet, le champ sémantique de la transition ne peut que renvoyer au sens étymologique de « passer à travers » (lat. transire). À cet encadrement prototypique d’ordre actantiel, il faut ajouter des compléments temporels (le transitoire), spatiaux (une zone transitionnelle) et éventuellement actoriels (le transitaire en tant qu’acteur qui filtre les valeurs en transit)4. Dans ce paragraphe, nous avons pris la position d’une instance observatrice qui doit traiter la prégnance de la transition, d’une part, en l’opposant au devenir d’un paysage doté de ses propres habitus, d’autre part, en l’assumant comme transcendance, les valences pouvant se modifier au-delà des observations disponibles. La transition héberge non seulement une pluralité de lignes transformationnelles (et pas nécessairement accordées), mais aussi des valences latentes et des actantialités “dormantes”.

Nos attitudes perceptives face à la transition commencent alors, d’une part, avec un affaiblissement de confiance – suivre les transformations proportionnées à nos sensibilités n’est pas suffisant pour comprendre ce qui est en train d’évoluer dans une autre échelle (micro-composition ou macro-dimension de la transition), d’autre part, avec une tension à dépasser les limites de nos sens – le recours à l’intuition ou aux sensations alimente le bourbier de l’opinion.

Note de bas de page 5 :

Au cours d’une saccade, le flou rétinien et les mécanismes de suppression active dégradent l’entrée visuelle (Ross, Morrone, Goldberg et Burr 2001), laissant un « vide » dans la perception, mais nous avons l’impression d’avoir une conscience continue de l’état des objets dans le monde. Le cerveau peut simplement supposer que l’information contenue dans l’image post-saccadique est restée constante tout au long de la saccade, fournissant ainsi la continuité que nous ressentons. Par conséquent, les événements post-saccadiques sont antérieurs à l’apparition de la saccade.

En réalité, en deçà de ces postures épistémiques, la transition se révèle être constitutivement intraitable du point de vue cognitif et physiologique, D’un côté, notre cerveau cherche à masquer les transitions dans l’espace pendant les mouvements oculaires (saccades) afin de stabiliser les focalisations au départ et à l’arrivée. De l’autre côté, le nystagmus physiologique est le réflexe oculaire normal évoqué en réponse à une transition présente dans la scène visuelle et qui sert à verrouiller et à maintenir stable sur la rétine une image en mouvement : dans la phase lente l’œil suit le stimulus en mouvement et lorsque ce dernier est perdu, la phase rapide prend le relais, ramenant le bulbe à sa position initiale. Ce que nous voulons souligner, c’est le trait paradoxal de ces approches de la transition : on masque intérieurement les effets de la transition et en même temps on fait tout le possible pour s’adapter à ses occurrences externes afin de l’accrocher tôt ou tard. Afin de rattraper la transition et d’améliorer sa discrimination, le cerveau opère même des formes d’inversions temporelles5. En même temps, il profite des mouvements oculaires (nystagmus) pour s’offrir d’autres « attaques » perceptives même là où la transition se révèle trop statique. L’enjeu n’est pas seulement la reconstruction d’une fluidité du devenir, car il y a des évolutions qualitatives dans les interrelations entre le corps et son environnement sensible, avec des inversions modales. Pour dire la chose autrement, le fait que l’on ne peut pas résoudre le couplage structural avec le monde ni au profit d’un cinéma purement intérieur (« internalisme »), ni à l’avantage d’un accès direct au devenir (« externalisme ») est témoigné par une disproportion de valences qui s’installe : il y a une transition car on doit passer toujours à travers des phases de suspension et de reconstruction de pertinences avec des déséquilibres vers l’interne ou vers l’externe. Pour un observateur, la transition relève d’une déprise du devenir pour le rattraper autrement et sous une nouvelle pertinence.

2. Transition médiée : être pour une transition

Résumons. À la recherche de quelque chose de gérable selon nos programmes narratifs, nous opérons des “coupures” synchroniques du devenir pour comparer des états, mais avec le masquage d’autres informations intraitables ; en même temps, nous reconstruisons la transition avec une emphase spécifique, avec une portée de sens majeure de sa durée et de son différentiel qualitatif réels.

La phénoménologie de la transition ne peut pas correspondre à une description objectivée de la continuité. Comment « habiter » la transition et ne pas en être seulement des témoins a posteriori ?

Si l’on passe de l’environnement sensoriel à la sémiosphère, la transition ne peut pas être réduite à l’évolution anamorphique entre une configuration de départ et une configuration d’arrivée. Promouvoir la transition relève de la cohabitation et de la concurrence entre des formes, cette cohabitation n’ayant pas de forme. C’est une promotion à l’aveugle que nous catalysons.

En ce sens, nous participons à la transition comme sujets d’action mais la rentrée de la transition sur notre forme de vie, couplée à son environnement, nous décrit plutôt comme sujet de passion.

2.1. Au-delà de la traduction : vers une autre écologie sémiotique

La transition exemplifie une coalescence qui s’impose aux formes qu’elle héberge et fluidifie, sans se réduire à la notion de continuum ; en ce sens, elle s’impose comme une forme de modulation souterraine dotée de son propre timbre, couleur ou goût, bref de la qualité d’un parcours sensible soumis à l’expérience d’une différentiation contingente en cours de réalisation.

Note de bas de page 6 :

Étant donné que nous ferons plus tard référence à la peinture, nous pourrions penser à établir un parallélisme entre les transitoires d'attaque en musique et le sfumato en peinture. Cependant, la thématisation de l’indétermination dans le sfumato conduit tout au plus à souligner les problèmes de catégorisation, moins à rendre compte d'une phénoménologie de l'inversion (temporelle et modale) et de la multiplicité.

N’acceptant pas la logique des formes projetées, la transition nous accompagne à la reconnaissance d’une expérience en acte caractérisée – nous utilisons des notions musicales, en l’absence de catégories plus générales – par ses transitoires d’attaque et d’extinction, tout comme par des « tenues » plus ou moins exténuées6. En effet, chaque qualité sensible a besoin d’une certaine durée pour s’exprimer, ce que, en musique, on a justement nommé « transitoires d’attaque » (un intervalle morphogénétique qui n’a pas encore donné lieu à un prononcement définitif sur son évolution).

Quelque chose est en cours de transition à l’intérieur d’une forme qui, à la fin, sera assignable comme périmètre discernable d’une expérience. Et cette phase de transition est ce qui donne une qualité à la forme, au-delà de sa diagrammatique et de son extension (minimale dans les sons aigus, maximale dans les sons très graves).

Les transitoires dont nous parle la musique sont intéressants car ils nous offrent l’exemple d’une morphogénèse sans design : temps d’apparence de la transition et survenance de ses effets. La transition revendique paradoxalement le caractère non reproductible de son déroulement, ce dernier étant indéterminé, diaphane, plein de superpositions, de renversements apparents de direction, de changements agogiques plutôt rapsodiques.

Dans la transition, c’est le passage en tant que tel qui peut être apprécié, nous laissant la tâche de deviner la forme de départ et la forme d’arrivée qui maintient le devenir dans leur trace sensible (transitoire). Le moment où la transition a commencé est tout aussi mystérieux que les débouchés de cette transition.

Ainsi, la transition nous invite à une sorte de « sémiotique au négatif », dans laquelle les hiatus formels laissent la place à des événements formateurs qui n’ont pas comme point d’atterrissage des langages déjà institués. Dans une sémiosphère, la transition concerne aussi les matériaux sémiologiques et cela nous oblige à nous considérer, au moins en partie, comme « traduits » par un langage qui doit encore se stabiliser.

Les valeurs en jeu dans les terrains pré-organisés par les institutions de sens entrent en contact avec des « jeux de valeurs » qui en offrent une caractérologie contrastive (comportements différents dans la coalescence), mettant à l’épreuve notre responsivité face à l’absence de lisières catégorielles et de distributions de rôles actantiels.

La transition est à la fois accompagnée et laissée se produire en défaut de supports sémiotiques adéquats : la forme de l’expression sera elle aussi une découverte. En ce sens, la transition est une traduction qui prévoit la rétroduction (l’abduction a posteriori) de la « langue » d’arrivée : un système commençait à se constituer.

2.2. La diataxe, une logique systémique sans contrôle systématique

Culturellement, nous nous trouvons à incarner la transition dans l’indécision constitutive de ses débouchés. On passe de la coexistence de formes également affirmées, à la coalescence de leurs négations vers la survenance d’une nouvelle configuration qui est irréductible à la dialectique entre les formes précédentes. En tant que médiateurs, nous présidons un principe configurationnel à même d’insérer les qualités sensorielles saillantes dans des organisations appréciables et stabilisées. Pourtant, nous ne pouvons que respecter la transition en tant que telle, au fond comme si elle était le versant caché de la consolidation de prégnances que nous n’avons pas pu accompagner.

Pour la transition, nos actions ne sont que des événements parmi d’autres contingences, mais pour nous, ses champs de possibilités, actualisés en parallèle, laissent déjà entrevoir des paradigmes commensurables (informés par une logique commune) et la tension vers une réorganisation.

Dans un environnement culturalisé (sémiosphère), la transition concerne le changement contingent de grammaires coprésentes. Par rapport aux distances différentielles codées dont on profite pour des agencements syntaxiques, on ouvre une lecture synoptique des écarts. En ce sens, dans la diataxe (systématisation des intervalles), on trouve l’exemplification de rapports sans avoir recours à des proportionnalités paramétrées ou à des enchâssements préordonnés (ex. des résonances paradigmatiques).

Ainsi, si la transition est considérée comme une coalescence de processus évolutifs assez insondables ne permettant pas d’assigner des positions aux éléments impliqués, la cartographie des écarts permet d’envisager des intervalles probables de comportements distribués dans une coévolution non morphologiquement combinée. En ce sens, nous n’acceptons pas de voir dans la diataxe une forme de « régie » entre autres ou une contribution à une organisation hiérarchiquement supérieure qui doit respecter malgré tout un ordre de constitution catégorielle syntaxique (Van Den Eynde, Mertens & Swiggers 1998). Convoquer la notion de diataxe signifie au contraire penser l’émergence de reconfigurations possibles de l’ordre syntaxique, avec des petites subversions entre les régences et les prédominances modales, car plusieurs logiques sont en train de se disputer le terrain de relations. En ce sens, on pourrait trouver une analogie avec la notion musicale d’énarmophie qui réunit des notes qui ont le même son tout en appartenant à des logiques d’organisation différentes (elles sont diversement conséquentes dans une pluralité d’échelles musicales) ; ou encore elle considère des notes distanciées selon des micro-intervalles tellement proches qu’ils laissent des doutes différentiels et le sentiment d’une transition (en hauteur) non directionnelle. Dans l’appréciation des intervalles, un va-et-vient est indispensable pour apprécier les écarts, et la linéarité du devenir est alors perdue.

La diataxe semble promouvoir une synthèse « enharmonique » qui se maintient entre constitution suspendue de toute méréologie et linéarité et encore, entre panorama diasthémique plein d’écarts actifs et paysage d’intervalles en cours d’appréciation. Comme nous l’avons dit, c’est une transition entre des valeurs qui ne semblent pas devoir rivaliser pour se partager les valences en jeu. La diataxe favorise ainsi la prise en compte de la transition en tant que telle, même si cette dernière reste spectrale, fragment diaphane d’un multivers.

En tout cas, la diataxe permet une appréciation de la transition en tant que transition, et ce sur les plans actoriel, spatial et temporel : l’identique n’est pas moins prometteur de changements que le dissemblable (acteur), la proximité n’est pas moins susceptible de fissures internes que des relations à distance (espace). Si la transition entraîne des phénomènes d’inversions temporelles, c’est parce que l’évolution peut redémarrer à partir d’une impulsion précédemment négligée (temps). Notion fuyante, la transition nous oblige, dans sa conceptualisation, à abandonner la scène de la signification habituelle et à nous demander si elle n’a pas été médiée et transférée, au moins comme ombre portée, dans nos formes d’organisation sémiotiques.

La diataxe n’est une réponse fragile mais significative, fenêtre sur un paysage diastémique qui ne peut pas devenir véritablement système (diastématique). Pourtant, elle est une logique du sens pas du tout périphérique : les dissimilations émergent là où l’on pensait saisir des identités, la recherche d’interstices ou de plis intervient dans un espace lorsque l’on estimait l’avoir déjà suffisamment saisi, la valorisation d’apparentes inversions temporelles ou des retours (déjà-vu) s’opère au détriment d’une linéarité donnée comme acquise.

Naturellement, le passage entre la diataxe et la syntaxe accompagne la conversion d’une gestion en négatif à une configuration en positif. D’une transition en quête d’attestation on passe à une transition de conduites de sens vers la pleine régence énonciative. Cette transition interne est accompagnée par un espace transitionnel et par une mise en phase temporelle.

L’espace transitionnel (Winnicot 1971) est le lieu liminal dans lequel l’inter-actantialité est déjà envisagée, mais pas encore projetée. Les compétences ne sont pas acquises dans un espace péritopique déjà systématisé dans lequel extraire les prothèses et énergies modales suffisantes pour passer à l’action. Dans l’espace transitionnel, les limites de soi ne sont pas encore définies et alors c’est la frontière même qui est flottante et en cours d’acquisition. À partir des modulations participatives, des modalités autonomes devraient se faire de la place afin de reconnaitre aussi un front antagoniste, mais dans la transition nous sommes encore en deçà des (en)jeux de langage. Un jeu libre (play) amène à des explorations de formes qui ne sont pas encore détachables de l’expérience locale et des contingences.

Quant à la mise en phase temporelle, il est évident qu’à travers l’exemplification d’une transition, les appréciations réalisées peuvent satisfaire à la conciliation de toutes les formes d’inscription temporelle : respectivement, la simultanéité́ (coalescence), la succession (dynamisation) et la permanence (durée).

C’est le fait que la transition contienne toutes les formes de temporisation qui la rend finalement non reproductible : une transition signe le temps dans toutes ses formes, même si elle reste alors plutôt indéterminée, pleine de superpositions, de renversements apparents de direction, de changements agogiques plutôt rapsodiques et non explicables. Certes, si la transition est accélérée, elle devient violente ; si elle est ralentie de manière immodérée, elle devient insaisissable, mystérieuse, incommensurable ; normalement, une transition non rythmée n’est que diaphane, en tant que suspension des moments décisifs, et n’offre pas de points d’appui, d’où son imprévisibilité.

3. Transition incarnée

3.1. Le transitaire : le cas de l’artiste

Note de bas de page 7 :

À ce propos, on peut évoquer le procédé du phasing exploité par la musique minimaliste contemporaine : « Le phasing se construit à partir d’un court motif musical répété indéfiniment. Chaque musicien (ou magnétophone) répète ce motif en boucle, mais avec un décalage temporel entre les voix, décalage qui augmente et diminue au cours de la pièce ». On passe par des périodes d’accélération momentanées, des « transitions floues » afin de pouvoir se situer par la suite sur un nouvel unisson (voir l’entrée Phasing sur Wikipedia).

La transition nous invite à nous mettre en phase avec l’hétérogénéité et à laisser l’hétérogénéité opérer selon sa fluidification modale des formes initiales7 ; mais comme nous l’avons vu, tôt ou tard il faut assumer la transition qui est en nous, qui accompagne aussi nos postures : passivité (se faire traverser par), observation, médiation, énonciation.

Note de bas de page 8 :

Pour la figure du transitaire, voir Basso Fossali (2017 : § 4.4.4).

Ainsi, à côté du transitoire (temps) et du transitionnel (espace), il faut considérer, sur le plan actantiel, la figure du “transitaire” en tant que “passeur” déraciné qui catalyse la coalescence afin de rendre le caractère insaisissable de l’orientation de la transition, la promesse d’un nouvel ordre possible, dans lequel il ne sera pour autant reconnu. Le transitaire se limite en effet à être l’acteur qui assure une bonne architecture (ou design) du transport, qui s’assure surtout des médiations par rapport à une sorte de no-man’s land dans laquelle la propriété est suspendue entre mandataire et commissionnaire. Dans la transition, l’appropriation est suspendue8.

Note de bas de page 9 :

On fait référence à l’adjectif unzeitgemäß (inactuel, intempestif, contraire au temps) utilisé par Nietzsche.

Une exemplification canonique du transitaire est l’artiste inactuel9, symbole d’une diathèse moyenne (rôle à la fois actif et passif), qui favorise une transition dans l’évolution des formes expressives sans avoir eu la chance de pouvoir émerger comme « signature », à tel point que l’anonymat peut bien être son destin. Le transitaire a tant fait pour soutenir, sinon promouvoir, une nouvelle ère, qu’il doit aussi incarner passivement l’échec des conditions de reconnaissance propres à l’ancien paradigme. Ou encore, il peut se signaler activement comme transitaire dans l’incapacité de s’arrêter sur un style défini, faisant toujours à la fois un pas avant et un pas en arrière par rapport à son démarquage des traditions.

On a choisi l’exemple de l’art car les pratiques esthétiques se meuvent toujours entre innovation et découverte, et alors le fait d’avoir trouvé par hasard (sérendipité) de nouvelles solutions expressives, même sans les avoir reconnues immédiatement comme telles, n’est pas si rare, au contraire. L’artiste-transitaire accompagne une évolution mais son parcours reste parfois “aveugle” et le plus souvent méconnu. La transition en tant que telle peut être présentée comme un parcours négatif entre des lacunes de sens, chacune pouvant se révéler un moment d’“incubation suspendue”, l’état dormant d’une explosion formelle future.

Les artistes de transition l’incarnent au point que leur identité stylistique peut rester méconnaissable. Dans les musées des Beaux-Arts, un bon nombre d’œuvres anonymes sont aujourd’hui dans les réserves inaccessibles au public et si elles sont accrochées, elles ne sont que rarement au centre des parcours, des visites guidées ou plus généralement de la promotion du patrimoine. L’histoire d’une œuvre anonyme n’est pas caractérisée simplement par un manque des documents philologiques suffisants, mais aussi par une série de tentatives d’attribution, en transitant d’un artiste à un autre. L’inscription « Anonyme » est alors la ratification du tout dernier échec, ce qui reconsigne l’œuvre à une position imprécise, gérable seulement à travers des écarts (distances par rapport à des auteurs dont l’œuvre est connue). L’anonyme n’est pas nécessairement le porteur d’une anomie, d’un éclectisme et d’un « épigonisme » de convenance et changeant ; il n’est pas reconnaissable, car dans les limbes d’une betweeness, d’un entre-deux générationnel ou généalogique.

Le caractère imperfectif de la transition laisse ses interprètes – au moins les transitaires « intègres » – dans un no-man’s land dans lequel les lignes transformationnelles des formes ne peuvent pas recevoir une organisation narrative ; même leurs expérimentations sont opaques, diaphanes, car elles ont du mal à s’inscrire dans une séquence, un cycle, une série. Si dans le meilleur des cas la vocation originaire des transitaires est prophétique, une transition est telle si elle est payée par un grand nombre d’échecs personnels. Pour cette raison, l’histoire préfère les révolutions, les explosions, car elles sont ses propres héros. Le manque d’une topique de la transition – elle est distribuée et largement insaisissable – la rend incompatible avec les plateaux de l’histoire.

3.2. Au croisement de plusieurs transitions

Note de bas de page 10 :

https://anr.fr/Projet-ANR-20-CE38-0017

Les exemples de réussite se positionnent à l’intersection heureuse de plusieurs instances et tendances historiques, chefs-d’œuvre à même d’ouvrir, à partir de leur synthèse exemplaire, une nouvelle tradition. Il est plus difficile d’imaginer des œuvres qui sont traversées par plusieurs transitions en cours ; aucune synthèse n’étant envisageable, elles peuvent avoir la dimension symptomalogique de ce que l’on n’arrive pas à cerner grâce à une forme symbolique précise. Les difficultés à thématiser les œuvres de transition nous poussent à les aborder à travers un exemple, lequel, par cohérence avec la portée du paragraphe précédent, sera choisi dans le vaste catalogue d’œuvres anonymes. On présentera ainsi, de manière synthétique et très orientée aux finalités de cet article, quelques éléments d’analyse d’une étude sur la « Scène de suicide » que nous avons réalisée dans le cadre du projet ANR Augmented Artwork Analysis10.

Figure 1 : Anonyme, Scène de suicide, XVIIe siècle, PBA de Lille

Figure 1 : Anonyme, Scène de suicide, XVIIe siècle, PBA de Lille

C’est un tableau fort probablement du début du XVIIe siècle qui appartient au patrimoine du Palais des Beaux-Arts de Lille et qui nous pousse à souligner trois types de transition qui le traversent :

Note de bas de page 11 :

Par rapport à l’acte suicidaire de Lucrèce, Shakespeare isole progressivement deux personnages – le mari et le père de Lucrèce – qui commencent à pleurer : « [A]lors le père et le fils, comme en rivalité de douleur, luttent à qui pleurera le plus » (255). Ainsi, le mari dit « Que personne ne dise qu’il pleure pour elle, car elle n’était qu’à moi et ne doit être pleurée que par Collatin ». Ainsi, l’isolement d’une seule figure en larmes dans la scène de suicide du PBA de Lille ne serait pas dépourvu d’une pertinence intertextuelle, voire iconographique. La production de Shakespeare est largement répandue dans la culture flamande du XVIIe siècle, à tel point que la première traduction attestée (Titus Andronicus) est en hollandais (1621).

Note de bas de page 12 :

Par le passé, le tableau a été attribué à Adam de Coster (1583-1643), quelqu’un a avancé aussi le nom de Lumen Portengen (1609-49). Nous remercions chaleureusement le Palais de Beaux-Arts de Lille qui nous a permis d’accéder à tous les documents disponibles sur « Scène de suicide ».

  1. une transition iconographique : le sujet (le suicide) n’a pas beaucoup d’attestations en tant que scène de genre et sa légitimité représentationnelle est rachetée à la condition de la ramener à une dimension mythique ou à une mythologisation de l’histoire, comme dans le cas de la « Mort de Lucrèce ». C’est justement à ce sujet iconographique que l’œuvre étudiée était référée par le passé, mais les aspects canoniques du motif ne sont pas totalement respectés. D’après nos recherches, au début du XVIIe siècle, il est fort probable que la reprise du geste suicidaire de Lucrèce était dans une phase de transition entre la reprise de la figure légendaire de la Rome du VIe av. J.-C. et sa réélaboration contemporaine, médiée par la littérature (le long poème de Shakespeare Le viol de Lucrèce11) et notamment par le théâtre ;

  2. une transition générique : suspendu entre scène profane (suicide comme drame privé et inconnu) et scène d’histoire, voire mythique (suicide en tant que réaffirmation de sa propre dignité), le tableau présent au PBA de Lille semble ajouter la coalescence entre éléments sociostylistiques de la peinture religieuse et d’autres de la peinture de genre ;

  3. transition génétique : la difficulté d’attribution12, et même de reconstruction sociohistorique de la provenance du tableau, semblent liées au fait que la peinture à la chandelle est “apatride”. Fille du ténébrisme et de la leçon du Caravage, elle se développe en Italie mais sous l’impulsion majeure de peintres hollandais ou français, donnant lieu par la suite à des écoles : l’école d’Utrecht (Hendrick ter Bruggen, Gerrit van Honthorst, etc.), l’école lorraine (Georges de la Tour, les frères Le Nain, etc.), etc. Curieusement, la formule esthétique de la peinture à la chandelle semble être liée à l’expérience du voyage (expérience marquante de la nuit ?). Plusieurs éléments nous poussent à situer le tableau dans la production des années 1620 de l’École d’Utrecht, période dans laquelle plusieurs peintres sont rentrés après un voyage en Italie.

Note de bas de page 13 :

En tout cas, Richard Verdi (The Burlington Magazine, vol. 124, n. 948, 1982, p. 181) a déjà souligné que le sujet « La mort de Lucrèce » reste compatible avec la configuration du tableau de Lille, malgré les anachronismes évidents et la réduction à trois personnages. Plusieurs tableaux intitulés « La mort de Lucrèce » présentent deux hommes à côté du corps de la femme et plusieurs présentent le corps de la femme allongé. Sommes-nous face à une relecture religieuse, à une réinterprétation pieuse, miséricordieuse de l’histoire de Lucrèce ? Il faut bien se rappeler que les images ne sont pas une illustration d’un thème traité normalement par des textes écrits, mais des réinterprétations et souvent des réponses qui affichent une prise de position.

Si les trois personnages représentés ne sont pas immédiatement identifiables avec ceux qui caractérisent habituellement l’iconographie de la Mort de Lucrèce, on a du mal à imaginer l’indifférence du peintre face à cette robuste tradition iconographique13. Cela dit, le tableau est traversé par des tensions qui n’appartiennent pas au même cadre catégoriel. Ainsi, à la place d’une syntaxe narrative classique, nous avons une sorte de diataxe qui travaille sur des intervalles de valeur : (i) la coalescence des moments différents de l’histoire (le suicide, la découverte du corps, la compréhension de l’acte à travers la lecture de la lettre) (ii) la coprésence de points de vue passionnels non superposables (la femme, l’homme à la chandelle, l’homme avec la note dans ses mains) ; (iii) la réunion hétérarchique de plusieurs classes sociales (voir les vêtements) ; (iv) l’accueil conjoint de plusieurs formes stylistiques, même si convergentes (la tradition de Caravage, la peinture à la chandelle, l’École d’Utrecht, le ténébrisme).

Note de bas de page 14 :

Peintures, sculptures XVIIe-XVIIIe siècles : achats exceptionnels des musées du Nord-Pas-de-Calais avec le concours du F.R.A.M. (1982-1987), Lille ; Association des Conservateurs de la Région Nord-Pas-de-Calais, 1988.

Le passage des tensions transformationnelles à des écarts qui restent à interroger semble faire de ce tableau mystérieux un exemple parfait d’œuvre à la confluence de plusieurs transitions qui héberge bon gré mal gré la transition dans ses stratégies énonciatives. Une sorte de triple projection pathémique est offerte au spectateur à travers les personnages représentés : être en larmes (l’homme à la chandelle), être abasourdi (l’homme avec une note à la main), être dénouée et victime (la femme au sol). Du drame social (Lucrèce légendaire), traversé par une Stimmung fédératrice, on est en train de transiter vers un drame intime et dissonant, mais presque muet, sans éclat. La bougie semi-cachée n’est pas le feu de la passion ; elle participe sans doute d’une “intimisation” de la douleur, mais non-hiératique, non-héroïque : personne ne semble avoir besoin d’afficher sa dignité et sa valeur. On est à la recherche d’une autre réception de la figure de Lucrèce où l’on cherche à désinvestir sa portée morale canonique pour aborder une autre forme d’interrogation du drame féminin. Le spectateur ne peut que rester interdit, positionné dans un système de regards qui l’obligent à s’interroger sur les écarts des conditions. Et les regards rencontrés dans l’espace diégétique du tableau ont la caractéristique d’avoir les « yeux en forme d’amande bordés de lourdes paupières14 » ; mais ce qui est plus important, au-delà d’éventuels traits stylistiques, c’est la tension extrême du regard qui aspire à entrer en contact avec une autre configuration périphérique, peut-être cachée, peut-être encore à composer, mais en tout cas indiciaire du fait qu’une transition dans l’économie actantielle est encore possible. Même le suicide n’est pas un temps de définition, un temps de la fin.