Lire, écrire, co-écrire, partager, référencer les écrits. Transitions linguistiques au sein de la culture numérique Reading, writing, co-writing, sharing, referencing writings. Linguistic transitions in digital culture

Rossana De Angelis

Université Paris Est Créteil, CEDITEC

https://doi.org/10.25965/as.8608

La culture numérique est une culture écrite. La production de textes numériques repose sur l'utilisation d'un système d'écriture qui possède ses propres signes et ses propres règles, le code de programmation, ainsi que sur des dispositifs de communication prédisposant cette pratique. Plus particulièrement, si l'on s'intéresse aux écrits linguistiques, on peut identifier différentes phases de développement (web 1.0, web 2.0, web 3.0) qui dépendent des avancées technologiques des dispositifs de production et de réception ainsi que des dynamiques de circulation des écrits (lecture, production, coproduction, partage et référencement d’écrits linguistiques numériques). Dans cet article nous proposerons une brève histoire de la textualité linguistique numérique, ainsi qu’une réflexion critique sur les enjeux sémiotiques des transitions entre les différentes étapes de cette histoire.

Digital culture is a written culture. The production of digital texts is based on the use of a writing system having its own signs and its own rules, the programming code, as well as on communication devices predisposing this practice. More particularly, if we focus on linguistic writings, we can identify different phases of development (web 1.0, web 2.0, web 3.0) which depend on technological advances in production and reception devices as well as the dynamics of circulation of writings (reading, producing, co-producing, sharing and referencing digital linguistic writings). In this article we’ll propose a brief history of digital linguistic textuality, as well as a critical reflection on the semiotic issues of transitions between the different stages of this history.

Index

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Mots-clés : écrire, écrits numériques, écriture numérique, lire, partager, référencer, web

Keywords : digital writings, reading, referencing, sharing, web, writing

Plan
Texte intégral

1. Introduction

La culture numérique (Cardon 2019 ; Escande-Gauquié & Naivin 2019) est une culture écrite (Souchier et al. 2019), dans le sens où la production des textes numériques repose sur l’usage d’un système d’écriture ayant ses propres signes et ses propres règles, le code de programmation, ainsi que sur des dispositifs d’écriture qui pré-disposent cette pratique. Du point de vue de la production des textes, il s’agit d’une culture graphique faisant recourt à un système de signes spécifiques (le code) utilisé pour enregistrer et restituer des traces ; du point de vue de la réception des textes, il s’agit d’une culture poly-graphique articulant des systèmes de signes différents : verbal, visuel, sonore, audio-visuel.

Dans les pages qui suivent, seule une partie de l’hétérogénéité des productions et des processus dont ils se composent est prise en compte, à savoir les productions et les processus linguistiques. Plus précisément, il s’agira d’observer les caractéristiques textuelles des écrits numériques selon les différentes phases de transformation de l’écriture numérique.

Plus particulièrement, au sein de l’hétérogénéité des productions et des processus linguistiques numériques, nous pouvons distinguer trois domaines de circulation des écrits : 1) celui des écritures professionnelles qui pré-disposent d’un côté les dispositifs et les interfaces d’écriture (API), c’est-à-dire ces écritures stratégiques nécessaires à préparer l’expérience des usagers (Podmajersky 2019) (UX Design), et de l’autre côté les contenus des écrits, c’est-à-dire les écritures efficaces pour préparer l’expérience du lecteur (Canivet 2017), qui alimentent l’économie des écrits numériques (Candel et al. 2012 ; Goyet 2017) (UX Writing) ; 2) celui des écritures ordinaires pré-disposées par les premières (blogs, posts, etc. faisant l’objet d’études linguistiques à partir de différents points de vue : pragmatique, sémantique, syntaxique, etc.), à travers des dispositifs d’écriture que les sciences de l’information et de la communication appellent « architextes » (Souchier et al. 2019 : 3) celui des écritures créatives réunies dans le domaine de la littérature numérique (Bouchardon 2009, 2014).

Si nous nous concentrons seulement sur les écrits linguistiques, nous pouvons identifier différentes phases de développement qui dépendent des avancées technologiques des dispositifs de production et de réception ainsi que des dynamiques de circulation des écrits. Dans les pages qui suivent, nous proposons alors une brève histoire de la textualité linguistique numérique, ainsi qu’une réflexion critique sur les enjeux sémiotiques des transitions entre les différentes étapes de cette histoire.

2. Une exploration des écrits numériques

Note de bas de page 1 :

www.archive.org

Note de bas de page 2 :

Pour une histoire et une description de ces projets, cf. Gebeil (2021 : 52-53).

Les pratiques de production et de circulation des écrits linguistiques numériques ont évolué en parallèle aux technologies sur lesquelles reposent les dispositifs d’écriture dont ils sont issus. En effet, nous pouvons constater l’hétérogénéité de ces écrits en puisant dans l’Internet Archive1, plateforme fondée aux États-Unis en 1996 dont le but est l’archivage depuis son ouverture des différentes versions des sites web publiés. Les écrits linguistiques observés dans les pages suivantes ont été repérés notamment à l’aide de l’outil intégré dans l’Internet Archive appelé Wayback Machine2 qui permet de remonter le temps – jusqu’à 1996 – et de repérer d’anciennes versions de sites encore disponibles en ligne. Parmi ceux-ci, nous avons collecté les exemples mentionnés.

Figure 1 : Une capture d’écran du journal Le Monde du 26 mai 1998 via WayBackMachine.

Figure 1 : Une capture d’écran du journal Le Monde du 26 mai 1998 via WayBackMachine.

Note de bas de page 3 :

Pour approfondir, nous nous permettons de renvoyer au numéro de Linguistique de l’écrit entièrement consacré aux supports d’écriture, édité par Rossana De Angelis et Agathe Cormier (à paraître).

Note de bas de page 4 :

Pour approfondir, nous nous permettons de renvoyer au numéro de Communication & langages entièrement consacré aux formats d’écriture, édité par Rossana De Angelis et Agathe Cormier (à paraître).

Note de bas de page 5 :

Pour une réflexion sur les « matières graphiques », nous nous permettons de renvoyer à « Matières graphiques. Comment la matérialité intervient sur la forme des écritures et des écrits » à paraître sur E|C Rivista dell’Associazione Italiana di Studi Semiotici, n. 38, 2023.

Les écrits numériques reposent sur des principes de textualité générale (cf. De Angelis 2020) qui ont évolué en parallèle avec les supports3 (ordinateurs, tablettes, smartphones, etc.) et les formats4 (blogs, wikis, posts, etc.). En adoptant une acception très large, nous appelons support d’écriture tout objet permettant l’inscription et la manipulation de signes issus d’un système d’écriture. Les supports sont des objets ayant des propriétés matérielles et culturelles spécifiques – ce que nous appelons matière5 – permettant l’inscription des signes selon des modalités spécifiques aux genres de textes à inscrire et selon les discours au sein desquels ces textes circulent – ce que nous appelons formats – à travers des techniques d’inscription adaptées aux matériaux concernés.

En effet, le support d’écriture numérique est issu de la rencontre entre une matière dont la pratique de fabrication (extraction, transformation, diffusion) est complexe – celle des composantes – et une matière dont la pratique d’inscription (codage) est insaisissable – celle des traces. Toutefois, la matière dont se composent les traces numériques est objet de manipulation, tout comme la matière dont se constituent les supports. En raison de sa nature indirectement saisissable, comme toute expérience que nous pouvons faire de l’électricité, cette « matière numérique » est difficile à concevoir en tant que telle. Et pourtant, c’est bien par cette matérialité que les traces numériques peuvent faire l’objet de calculs (Bachimont 2021). Les supports numériques obligent alors à prendre en compte à la fois la matière dont se composent les pièces et la matière dont se composent les traces. Cette duplicité de la matière, celle du support à écrire (papier, soie, verre, etc.) et celle de la trace à inscrire (encre, fils, plomb, etc.), concerne en général tout dispositif d’écriture (Zinna 2004). Cette même duplicité oblige également à produire des dispositifs d’écriture et de lecture pré-constitués et pré-formatés (Souchier et al. 2019) dont l’usage, assisté par ordinateur, tablette, ou téléphone, permet d’intervenir sur le texte sans le toucher.

Le support numérique donne une dimension nouvelle à la réécriture dans la mesure où, en tant que support dynamique, il permet l'inscription des productions du lecteur selon les mêmes modes que les productions de l’auteur. Ainsi, la conception du support numérique doit être pensée pour une réécriture dynamique. On parlera alors de support interactif (Bachimont et Crozat 2004 : 4, nous soulignons).

Une distinction se profile donc à l’horizon : celle qui distingue les supports statiques qui, une fois façonnés, fixent la modalité de lecture des textes, des supports dynamiques qui peuvent modifier le processus de lecture des textes à tout moment (Dall’Armellina 2001). Les supports pré-disposent les dynamiques de production, réception et circulation des écrits, tout en contraignant la mise en place des formats qui en permettent la saisie, la lecture et le partage. Ceci implique la pré-disposition des formats d’écriture linguistique à travers des logiciels de traitement de texte comme Word, Pages, etc. et des plateformes de publication de texte comme WordPress ou de réseautage comme Twitter, Facebook, Instagram, etc. Ces logiciels qu’Emmanuël Souchier et al. (2019) appellent « architextes », mettent en évidence les caractéristiques textuelles fondamentales de ces écrits linguistiques numériques.

En raison de l’interaction entre supports, formats et pratiques de l’écriture au sein de dispositifs complexes, la culture numérique s’est réorganisée constamment, en suivant les différentes phases de développement de ces technologies. Par conséquent, la culture linguistique écrite s’est réorganisée à son tour, ce qui nous incite à retracer les différentes étapes de ces transformations pour comprendre les enjeux de ces transitions.

3. Lire les écrits numériques

La première phase de la culture numérique se développe autour des années 1990 et correspond au web 1.0, le « web statique ». Dans ce cadre, le contenu des pages est figé, composé de signes graphiques très différents (linguistiques et non linguistiques, pictogrammes, animations, etc.) : le lecteur peut agir sur le texte seulement à travers des hyperliens qui offrent une certaine liberté de navigation. En effet, la mise en place de ces « liens » hypertextuels par Tim Berners-Lee en 1989 permet de lier des documents numériques entre eux grâce aux adresses qui permettent d’identifier leur position dans le réseau des documents inter-connectés. Cette structure est ce qu’on appelle communément le web. Comme le dit Alexandra Saemmer,

J’utiliserai le terme « hyperlien » dans le sens d’élément textuel « hyperlié » à lire et à manipuler, qui est inséré dans un texte (appelé « texte géniteur ») et renvoie vers un texte généralement encore invisible (appelé « texte lié »). Ma définition s’inspire de celle de l’hyperlien comme « signe passeur » [Jeanneret, Souchier 1999] qui met en relation les dimensions de « signe lu », de « signe interprété » et d’« outil manipulable ». L’hyperlien en ce sens large est omniprésent dans le texte numérique (Saemmer 2015 : 15).

Note de bas de page 6 :

Pour approfondir, cf. « Le Discours hypetextualisé. Problématiques de renouvellement des pratiques de lecture et de lecture », Semen, n. 42, 2016.

Note de bas de page 7 :

« Choisissant l’image de la marche à partir de la réflexion de Michel de Certeau sur la ville (…), Jean Clément souligne ainsi la dimension dynamique de l’écrit hypertextualisé, qui appelle une lecture active et topographique, intégrant un geste d’écriture : « [m]ais ce qui se donne ainsi à lire n’est pas l’hypertexte. Ce n’en est que la représentation symbolique. Car l’hypertexte n’est pas à lire, il est à écrire. Le sens n’y est pas institué une fois pour toute [sic] » (…). La lecture dynamique impliquée par l’hypertextualisation a des conséquences importantes : les gestes d’écriture et de lecture se rencontrent, jusqu’à se confondre, dans ce que Pedro Barbosa a appelé l’écrilecture […]. » (Paveau 2016, § 9).

Les hyperliens deviennent une composante essentielle des textes numériques aux usages rhétoriques variés (Saemmer 2015). Plus précisément, le terme hypertext proposé par Ted Nelson en 1965 offrait la possibilité de passer de la linéarité de la lecture à la tabularité de l’exploration des écrits, à travers des outils d’inter-connexion des documents affichant des liens inter-textuels. Bruno Bachimont propose d’appeler « "hyperdocument" tout ensemble de documents constituant une certaine unité, et "hypertexte" ce qui résulte de l’informatisation d’un hyperdocument sous la forme d’un réseau de nœuds documentaires et de liens navigationnels les reliant » (Bachimont 2001 : 110). Du point de vue de la production de l’écrit, il s’agit de préparer et de prédisposer le lien entre deux documents constituant un même texte, entre deux segments textuels (mots, séquences, images, etc.) ou encore entre deux textes. Pour cela, l’hyperlien est ancré sur un segment textuel source et relié à une adresse URL cible. Du point de vue de la réception de l’écrit, en revanche, il s’agit de manipuler un hyperlien marqué typographiquement pour passer d’un élément textuel source à un texte cible. Le marquer autonymique du lien hypertexte (la couleur, le soulignement, ou autre) indique au lecteur une action possible. Les gestes de production et de réception sont donc a-symétriques. Selon Christian Vanderdorpe (1999 : 116-122), la mise en place des hyperliens peut favoriser l’accès à l’information selon quatre modalités différentes6 : par sélection de ce qui est pertinent, par association à ce qui est similaire, par contiguïté à ce qui est co-présent, par stratification d’éléments selon différents niveaux de complexité (Vandendorpe 1999). De cette manière, puisque chaque « page » a une adresse, toute personne qui écrit une nouvelle « page » peut introduire un lien hypertexte qui pointe vers une autre adresse, c’est-à-dire vers une autre « page ». Au début de l’intégration des hyperliens, malgré la dynamique d’exploration permettant de passer d’un document à l’autre7, l’écriture des documents n’est pas modifiable par le lecteur de la page et/ou l’usager du site. Il s’agit encore d’un « web passif » : l’usager accède à l’information comme on pourrait le faire dans une bibliothèque, sans pouvoir modifier le contenu affiché (à moins d’être le web designer du site).

Note de bas de page 8 :

Comme nous l’avons écrit ailleurs (De Angelis 2021), le processus de matérialisation numérique se dédouble, en supposant deux niveaux de médiation : une première médiation concerne le rapport du document au texte, ce qui prépare le processus interprétatif : le moment de re-configuration est automatique, car assuré par une machine ; une deuxième médiation concerne le rapport du texte au monde (numérique), accompagnant le processus interprétatif accompli par le lecteur. « La transition tant débattue et célébrée de l’analogique au numérique, avec toutes ses implications, revient à une conversion aux deux sens du terme, technique et religieux. Et une conversion exige un examen rétrospectif du passé (donc la réinterprétation et la réinsertion des anciens cadres et contenus dans les nouveaux), ainsi que de nouvelles explications des actes et des événements » (Doueihi 2011 : 23-24).

Pendant cette première phase du web, la production des écrits s’inspirait généralement d’un modèle emprunté à la culture des textes imprimés. Une fois qu’a été démocratisée la norme http (Hyper Text Transfert Protocol) et qu’a été adopté le langage de notation SGML (Standardized Generalized Markup Language) avec ses dérivés, notamment le langage HTML (Hyper Text Markup Language) pour la mise en place des sites, les navigateurs (browsers) ont donné aux usagers la possibilité d’accéder aux sites et aux pages en passant par une technologie très simple à utiliser, comme nous venons de le voir, le lien hypertexte, dont le brevet est passé dans le domaine public en 1993. Les premières versions des sites web étaient des lieux d'accueil de textes écrits pour être lus, selon un modèle traditionnel de la lecture emprunté à la culture du texte typographique. « Les nouveaux outils […] sont des "éditeurs de textes" produisant des "pages Web" qui se lisent avec des browsers [littéralement, feuilleteurs]. Le graphisme et la maquette d’Internet à ses débuts s’efforçaient de reproduire à l’identique les caractéristiques de la page imprimée » (Doueihi 2011 : 41). D’ailleurs, nous parlons toujours de « pages » web (web pages) alors que rien ne reste de l’idée de la page, si ce n'est que l’écran conçu comme support de restitution délimitant un espace de visualisation de l’écrit. En outre, issu d’une autre culture – celle encore plus ancienne du texte manuscrit –, l’écrit défile à l’écran comme un rouleau. Un certain engouement pour la numérisation8 des écrits produits sur support papier commence notamment durant cette première phase de développement de la culture numérique. Les technologies numériques disponibles, notamment le lien hypertexte, commencent à transformer la pratique de l’écriture linguistique au niveau intra-textuel à travers l’ancrage de liens hypertextes sur des fragments textuels, mais ne change pas encore les modalités de présentation de l’écrit au niveau macro-textuel. Pour cela, il faudra attendre de nouvelles technologies.

4. Produire les écrits numériques

La deuxième phase de la culture numérique, développée autour des années 2000, correspond au web 2.0, le « web dynamique » : les usagers participent à la production de contenus.

Note de bas de page 9 :

http://links.net/vita/web/start/

Note de bas de page 10 :

Pour une histoire du blog, cf. Abbou 2017.

Prenons l’exemple du blog, terme introduit par Peter Merholtz en 1999. En cette année, on recensait seulement 23 blogs sur l’internet ; en 2006, on en recensait près de 50 millions. La toute première publication sous le format blog remonte au 1er janvier 1994. Justin Hall, journaliste free-lance américain, publie son premier post, toujours en ligne, et il raconte sa découverte de l’internet en 19889. L’écriture est simple : des billets composés de paragraphes, indiquant la date et l’heure de la publication, l’auteur, le thème s’affichant sous la forme d’un titre. Les textes se présentent selon un ordre chronologique inversé, en mettant ainsi en avant l’actualité des contenus. Le format « billet » suppose un texte bref, composé de quelques paragraphes seulement, mis en relation avec des questions d’actualité ou avec le vécu du contributeur à travers une présence importante d’hyperliens : pour renvoyer à la source des informations commentées, pour mettre en relation les billets entre eux, pour proposer des contenus complémentaires… Deux aspects sont à retenir dans l’écriture des blogs : la temporisation du processus d’écriture (un onglet permet toujours d’accéder à l’archive du blog) et l’intertextualité forte des productions écrites (à la fois interne, renvoyant aux autres billets du blog, et externe, renvoyant à d’autres blogs). La pratique d’écriture des blogs se diffuse très rapidement10.

Figure 2 : La première publication sous le format blog a été écrite par le journaliste Justin Hall et remonte au 1er janvier 1994.

Figure 2 : La première publication sous le format blog a été écrite par le journaliste Justin Hall et remonte au 1er janvier 1994.

Note de bas de page 11 :

Pour une analyse linguistique de la structure des blogs, cf. Maingueneau 2013.

Le 20 octobre 1997, la plateforme Open Diary est mise en ligne. Fondée par Bruce et Susan Abelson, Open Diary devient le premier site web réunissant des rédacteurs de journaux personnels au sein d’une grande communauté qui est à la base du concept de social networking. En effet, les contributeurs pouvaient créer des contenus, en simulant le format des pages d’un journal personnel, et pouvaient les partager selon trois critères différents (ce qui rappelle les conditions actuelles de partage sur Facebook) : public, privé, pour ses amis. Les contributeurs rédigeaient un nombre illimité de publications, plus ou moins longues, pouvant faire l’objet de commentaires de la part d’autres contributeurs, selon le critère de partage choisi. Depuis sa mise en ligne en octobre 1997, jusqu’à sa fermeture le 7 février 2014, Open Diary a hébergé plus de 5 millions de journaux écrits par des contributeurs issus de 77 pays différents. La raison du succès est simple : il n’est pas nécessaire d’être programmeur pour pouvoir écrire. Il suffit d’utiliser l’un des dispositifs d’écriture qui pré-disposent le cadre énonciatif dans lequel « couler » ses mots et ses images. La clé du succès consiste en la mise en place d’un dispositif d’écriture numérique simple à utiliser : une démocratisation de l’architexte (Souchier et al. 2019) qui passe par la gratuité du dispositif d’écriture — car à condition de disposer d’un support d’écriture, l’architexte prédispose le format — et la délégation de la pratique d’écriture numérique à la machine. Les premières plateformes de blogging, aidant les contributeurs à structurer les contenus, sont mises en ligne en 2001, mais c’est notamment le lancement de WordPress en 2003 qui marque un changement d’échelle. Ces dispositifs de « blogage » ont eu un impact extraordinaire dans le renouveau des pratiques d’écriture numérique, car une partie des compétences requises pour la production des écrits ont été progressivement prises en charge par les dispositifs d’écriture numérique. Cette transition implique deux conséquences majeures au sein de la culture de l’écrit : la première est l’automatisation progressive des instances éditoriales intermédiaires, autrement dit les instances qui préparent ou promeuvent (ou parfois interdisent) la circulation des écrits au sein d’un marché éditoriale (les éditeurs), et la deuxième est la démocratisation des pratiques d’écriture qui peuvent désormais entrer dans un espace de circulation public (un journal ou un poème, peu importe). Ceci est confirmé par les chiffres : aujourd’hui on a dépassé le chiffre d’un milliard et demi de blogs recensés11.

Figure 3 : Exemple de blog issu de la plateforme Open Diary.

Figure 3 : Exemple de blog issu de la plateforme Open Diary.

5. Co-produire les écrits numériques

Une autre étape dans cette brève histoire de la textualité linguistique numérique a été marquée par l’essor du wiki qui devient très vite un outil éditorial puissant (Sahut 2016). Inventé par l’informaticien Ward Cunningham en 1995, le wiki permet aux usagers d’un site web d’écrire, donc d’apporter des contenus, mais également de ré-écrire, c’est-à-dire de corriger, d’effacer des contenus, à travers une utilisation autre des hyperliens. Comme son nom l’indique, Wikipedia nait de cette avancée technologique. Il s’agit au début, en janvier 2001, de discuter le contenu des textes correspondants aux entrées du site Nupedia : fondé par Larry Sanger en mars 2000, ce site permettait à des experts d’écrire des articles concernant leurs domaines d’expertise. Toutefois, étant donné que des commentaires intéressants pouvaient être produits à la fois par des experts et par des non-experts, le projet initial (Nupedia) laisse la place à un projet plus ambitieux (Wikipedia). Le dispositif d’écriture collective et collaborative utilisé pour vérifier ces écrits à travers des commentaires se révèle tellement performant que les usagers finissent par s’en emparer pour produire de nouveaux contenus. Wikipedia est en effet le produit par excellence d’un « web participatif ». Malgré la défiance des débuts, démentie par une enquête publiée sur Nature en 2005 (Giles 2005) qui montre que les articles produits sont généralement fiables, comparés à ceux produits par l’encyclopédie Britannica, Wikipedia n’a pas cessé de contribuer à la construction des connaissances dans une modalité totalement nouvelle (Sahut, 2016). L’écrit est produit à travers une stratification de pratiques d’écriture identifiables à travers une analyse des onglets présents sur chaque article : « lire », « modifier », « modifier le code », « voir l’historique ». La comparaison entre versions différentes d’une même entrée, visant par exemple la résolution des controverses (Poudat & Ho-Dac 2019) autour de sujets sensibles ou de manières de dire, montre que l’écrit qui s’affiche à l’écran est le résultat de la superposition de couches d’écriture collective dont la mémoire n’est pas effacée, comme c’est le cas dans nos pratiques d’écriture numérique quotidiennes, mais affichée comme outil de vérification des écrits produits selon des normes rédactionnelles stabilisées (Joubert 2019), en vue d’actualisations et d’améliorations continues. Nous pouvons observer cette dynamique dans la capture d’écran de deux versions de l’entrée « clavier » issue de la plateforme. Ceci change l’idée que nous avons de la pratique d’écriture : non seulement elle devient collective, mais elle s’affiche à la fois comme production et comme produit. D’ailleurs, les différents auteurs sont qualifiés d’« éditeurs » en raison du fait que chaque écrit produit au sein de la plateforme Wikipedia est le résultat d’un travail éditorial collectif, coopératif (Mabillot 2012) et continu, car à tout moment toute personne peut contribuer à l’amélioration ou l’enrichissement du texte, malgré les contraintes auxquelles cette écriture est soumise par les normes rédactionnelles imposées par la plateforme. L’introduction de cette nouvelle technologie de l’écriture numérique, le wiki, transforme encore une fois la culture numérique en ouvrant la possibilité à la fois d’une seule instance éditoriale ainsi qu’une seule instance énonciative collectives œuvrant à la publication d’un même écrit. Ces deux instances, éditoriale et énonciative, laissent des traces dans le processus de production de l’écrit.

Figure 4 : Visualisation du processus éditoriale de l’entrée « clavier » sur Wikipedia.

Figure 4 : Visualisation du processus éditoriale de l’entrée « clavier » sur Wikipedia.

Capture d’écran du 7 janvier 2023.

La technologie du wiki utilisée dans Wikipedia a remis en cause le statut de l’auteur (Valentine 2017), comme d’ailleurs celui du spécialiste, tout en exposant un processus d’écriture collectif en train de se faire. En effet, l’onglet « historique » expose le processus génétique éditoriale, et à travers la chronologie des modifications (ajouts, suppressions, corrections) la plateforme montre le texte « en train de s’écrire ». Puisque tout changement apporté est enregistré sur le site, il peut donc être rétabli à tout moment. Rien ne se perd dans ce processus d'écriture. Ceci change la vision que nous avons de l'écrit numérique : ce n'est plus une affaire de web designer, mais c'est une affaire de web user. La responsabilité dans la publication de l’écrit passe alors de l’éditeur (au sens classique du terme) au lecteur (au sens nouveau du terme) : tout ce qui est publié peut être confirmé ou infirmé, promu ou sanctionné, au sein d’écrits dont la responsabilité auctoriale n’est plus individuelle, mais collective, et dont la responsabilité éditoriale n’est plus institutionnelle, mais machinique.

6. Partager les écrits numériques

Note de bas de page 12 :

« 280 caractères sur Twitter : quel impact pour la Relation Client ? », publié par la rédaction, le 14 novembre 2017. URL : https://www.ringcentral.com/fr/fr/blog/280-caracteres-twitter-relation-client/

Pendant la phase du web « participatif » ou « collaboratif », les textes sont devenus de plus en plus interconnectés, à travers l’usage des hyperliens, et de plus en plus brefs, à travers la parution de nouveaux architextes. Leur brièveté ne dépend pas seulement du dispositif d’écriture, comme c’est le cas pour Twitter : de 140 caractères par tweet – contrainte technique qui dépendait de la possibilité d’envoyer des tweets via SMS (limité à 160 caractères, dont Twitter a soustrait 20 caractères par défaut pour inclure le nom de l'utilisateur) – , il est passé à 280 caractères dès novembre 201712. La brièveté du message oblige l’auteur à augmenter sa force illocutoire. Pour cela, de nouvelles pratiques d’écriture se stabilisent : Twitter devient le réseau privilégié de l’écriture « à effet immédiat » dont la force rhétorique dépend essentiellement de la brièveté de l’écrit qui impose la concision. Cela favorise également la circulation d’écrits ayant un fort impact rhétorique et appartenant à la catégorie des genres brefs, comme l’injure et l’insulte (Fracchiolla 2017), ce qui a fait de Twitter un réseau d’une violence verbale sans égale.

Note de bas de page 13 :

« Twitter a gagné de l’argent, une première dans son histoire », publié par AFP, le 8 février 2018. URL : https://www.leparisien.fr/economie/twitter-a-gagne-de-l-argent-une-premiere-dans-son-histoire-08-02-2018-7548879.php

Note de bas de page 14 :

Fabian Ropars, "Twitter : quel impact a eu le passage de 140 à 280 caractères ? », publié le 31 octobre 2018. URL : https://www.blogdumoderateur.com/twitter-impact-passage-280caracteres/

Une année après ce changement marqué par son succès économique13, Twitter fait son bilan : l’habitude étant installée, les messages ne deviennent pas plus longs. « Au niveau des statistiques, seulement 1 % des messages atteignent les 280 caractères alors que 12 % des tweets dépassent les 140 caractères. En revanche, l’utilisation des abréviations issues du langage SMS a diminué : « gr8 » pour « Great » a baissé de 36 % et « b4 » pour « before » a baissé de 13 %. L’augmentation du nombre de caractères possibles dans un tweet a aussi entraîné l’utilisation plus fréquente de formules de politesse. Dans un communiqué, la plateforme de micro-blogging a ainsi mis en avant le fait qu’avec 280 caractères : les gens disent davantage « please » (+54 %), « thank you » (+22 %) et utilisent beaucoup moins d’abréviation14. L’assouplissement des contraintes rédactionnelles a été accompagné par la possibilité d’ajouter dans les tweets des images, vidéo, gif, etc. et de retweeter pour partager une publication.

Figure 5 : Capture d’écran d’un post sur Twitter montrant sa structure textuelle typique.

Figure 5 : Capture d’écran d’un post sur Twitter montrant sa structure textuelle typique.

Note de bas de page 15 :

Hashtag, croisillon.

Note de bas de page 16 :

« In 1988, the first hash symbol was used on Internet Relay Chat (IRC) to label groups and topics that were available across the entire network. They were used for grouping similar messages and content to make it easy for users to find the information they were looking for. (…) Looking for a solution to this problem, Chris Messina took inspiration from IRC and unleashed the first Twitter hashtag on August 23, 2007. However, the hashtag wouldn’t take off until the 2007 California wildfires in October 2007. (…) In 2009, Twitter finally embraced them and introduced a search tool, so that users could see who else was using a particular hashtag. The following year Twitter introduced “Trending Topics,” which displays the most popular hashtags at a given time » (Lips, Allison, « History of Hashtag: How a Symbol Changed the Way We Search and Share », Social Media Week, le 20 février 2018). URL : https://socialmediaweek.org/blog/2018/02/history-hashtags-symbol-changed-way-search-share/)

Au sein de ce réseau, la circulation des écrits ne dépend pas seulement des retweets, mais également des trending topics : des fils de discussion dirigeant les discours vers des thèmes d’actualité à travers l’usage des hashtags (Zappavigna 2015). Le symbole #15 est désormais un incontournable de l’écriture numérique. Lancé par Twitter en 2007 (mais adopté véritablement seulement en 2009), il trouve son succès notamment sur Instagram (adopté dès son lancement en 2010) et sur Facebook (adopté en 2013)16. Il s’agit d'un signe opérateur qui construit un lien entre des contenus considérés comme similaires, en les faisant circuler notamment sur les réseaux sociaux. Il assure ainsi une fonction technique en tant que signe manipulé à travers le système informatique (le code) et une fonction sémiotique en tant que signe interprété à travers le système alphanumérique (la langue) (Candel 2019 ; Jackiewicz et Vidak 2014).

Les microformats comme les tweets ou les posts d’Instagram occupent une large partie des écrits présents sur l’Internet. Ils permettent notamment la circulation des contenus à la charnière entre deux cultures de l’écrit : celle de la téléphonie mobile (dont le représentant le plus connu est l’SMS) et celle du réseau (le Web).

Les microformats […] offrent une autre forme de liberté aux usagers : interopérabilité entre les plates-formes, passage transparent entre divers réseaux sociaux, polyphonie d’interfaces et de langues. Ils sont les agents de la libre circulation des personnes et des idées dans les voies de notre nouvel urbanisme (Doueihi 2011 : 261).

Note de bas de page 17 :

« Un nouveau journalisme produisant des informations courtes, à forte teneur virale, s’est mis en place avec la naissance de médias en ligne comme Buzzfeed ou Vice. Dans les rédactions web, le cycle de production de l’information s’est accéléré. Il faut en moyenne moins de 3 heures pour qu’un événement couvert par un site d’information le soit également par un autre. La moitié des événements couverts sont repris au bout de 230 secondes. Les articles, courts, réactifs, sans plus-value se sont multipliés dans les rédactions web. La principale contribution journalistique, dans ce "bâtonnage de dépêches", est le titre accrocheur qui fera monter l’article dans les compteurs d’audience et de partage sur les réseaux sociaux. » (Cardon 2019 : 253-254).

Ces deux caractéristiques réunies, c’est-à-dire la brièveté et la tendance, ont transformé profondément les pratiques d’écriture contemporaines, comme l’écriture journalistique17. En outre, les retombées sur nos pratiques d’écriture ordinaires sont innombrables. Tout d’abord, une sorte de « présomption de l’effet immédiat » s’installe dans la publication des écrits dans le format « post » en raison de deux facteurs : d’un côté, le renforcement rhétorique des textes par le choix de mots et images percutants impose les écrits à l’attention de la communauté des usagers d’une plateforme ; de l’autre, l’appropriation collective des contenus par le partage des publications sanctionne positivement ces écrits au sein de ladite communauté, tout en offrant la possibilité de sortir de cette bulle de circulation communautaire à travers l’interopérabilité entre les différentes plateformes.

Enfin, la dynamique de l’appropriation éditoriale (cf. De Angelis & Ducas 2023) des dispositifs d’écriture à travers les architextes (Souchier et al. 2019) disponibles en accès gratuit permet de produire individuellement, et de manière autonome par rapport aux anciennes pratiques de production des écrits, des textes éditorialisés qui reproduisent des formats issus des institutions éditoriales reconnues (journaux, livres, émissions, etc.). Par appropriation des normes d’édition de textes, nous entendons la façon dont les auteurs ou scripteurs s’emparent des dispositifs éditoriaux numériques pour écrire, en imitant ou en rénovant des genres éditoriaux reconnaissables par les communautés des lecteurs qui les lisent. En plus, les réseaux socio-numériques permettent une circulation de ces écrits à grande échelle. Une fois effacée l’instance éditoriale institutionnelle, comme c’est le cas d’un journal envisagé comme média, ceci suffit à construire un discours « mimétique » qui cherche à remplacer l’autorité médiatique : l’usager fait semblant de faire individuellement ce que les médias font institutionnellement. Autrement dit, l’usager reproduit un texte qui présente selon les caractéristiques formelle (format) d’un média (par exemple, un journal), ce qui suffit pour créer un faux à partager massivement. Ces écrits « mimétiques » représentent le socle sur lequel se construit le complotisme contemporaine.

7. Référencer les écrits numériques

La troisième phase de la culture numérique correspond au web 3.0, faisant référence, d’un côté, à l’extension de l’Internet aux objets par des applications et, de l’autre, au « web sémantique » dont la caractéristique est l’exploitation des données sur une large échelle. Les contenus s’adaptent désormais au profil personnel de l’usager, en analysant les traces numériques qu’il laisse à chaque navigation. En ce qui concerne la production des écrits, ces données concernent les activités de l’usager à travers les moteurs de recherche : les mots que nous écrivons sur la barre de recherche deviennent des données à exploiter pour comprendre quels sont les contenus les plus recherchés en ce moment. Ces mots deviennent donc des mots clés par lesquels les textes sont référencés : ces mots deviennent des référents sémantiques pour que les écrits soient visibles à la fois au lecteur humain (nous qui les cherchons dans l’Internet) et au lecteur automatique (les algorithmes qui leur donnent visibilité dans l’Internet). Pour ces raisons, la pratique du référencement est devenue courante.

Cette pratique se déroule en deux phase : un référencement naturel consistant à placer des mots-clés dans les lieux stratégiques des textes (titres, résumés, premières lignes) et un référencement professionnel consistant à parsemer (et parfois surcharger) le texte de mots-clés dans son entière (infra)structure (non seulement les lieux textuels stratégiques, mais également les balises de niveau H1, H2, H3…). Cette pratique peut être renforcée en achetant les mots-clés les plus pertinents pour garantir un bon positionnement des textes dans le page rank, autrement dit le classement des pages web affiché par les moteurs de recherche. La pratique du référencement est à double tranchant : d’un côté, elle permet de faire le tri dans la masse des écrits dont se compose l’Internet ; de l’autre, elle impose une structuration des contenus selon des processus d’écriture devenus désormais standard : « Google se réserve le droit de faire intervenir un algorithme pour modifier le classement en fonction de deux variables : la qualité de l’information et le nombre de clics » (Cardon, 2019 : 317). La qualité des écrits – comme, par exemple, les articles journalistiques – doit être rendue visible non seulement aux yeux du lecteur humain, mais également aux algorithmes du lecteur automatique. Les écrits doivent donc contenir des mots-clés dans les lieux stratégiques de la structure textuelle – titre, chapô, premières lignes de chaque paragraphe dont le texte se compose –, ainsi que dans les balises de son infrastructure – « title », « body », etc. – pour que l’article soit repérable à ces deux niveaux de lecture :

Par exemple, certains médias en ligne publient simultanément le même article avec deux titres différents, puis observent leur performance dans Chartbeat pendant une heure avant de conserver le plus efficace. Comme les plateformes du web, les journalistes font du A/B testing avec leur lectorat : ils testent deux solutions pour retenir la plus efficace (celle qui suscite le plus de clics) (Cardon 2019 : 254).

Le processus d’écriture devient ainsi de plus en plus complexe : des normes rédactionnelles se stabilisent (Canivet 2017) pour garantir une écriture efficace à la fois pour le lecteur humain et pour le lecteur automatique. Nous entendons par « écriture efficace » une pratique de production des écrits bien adaptée aux contraintes de circulation des écrits selon les différents dispositifs numériques. Cette dynamique d’adaptation provoque deux changements importants dans le processus d’écriture : d’un côté, une surreprésentation des mots-clés dans les textes référencés, phénomène qui peut générer un effet de redondance pour le lecteur ; de l’autre, une standardisation des expressions utilisées dans les lieux stratégiques du texte, comme la présence de plus en plus importante de questions sur le « comment » et le « pourquoi » de quelque chose (liées à la fréquence des mots « pourquoi » et « comment » dans les recherches des internautes), ou bien une multiplication de textes sous forme de liste de « 10 choses à faire, à savoir, à manger… etc. ».

Note de bas de page 18 :

Pour approfondir cet aspect, nous nous permettons de renvoyer à Rossana De Angelis, « Comment saisir le format des écrits numériques ? Analyse des couches énonciatives des articles journalistiques en ligne » à paraître dans Communication & Langages.

Pour résumer, le référencement des écrits numériques dépend de l’introduction d’une nouvelle technologie, des algorithmes qui permettent la recherche des données à grande échelle à travers une « barre » d’écriture sur laquelle inscrire des mots-clés qui laissent des « marques » du passage de l’usager. Ces traces deviennent des indices de « tendances » massivement identifiables, ce qui permet de parsemer de « contremarques » les écrits qui circulent au sein de cet environnement numérique. Cette pratique du référencement produit à la fois une standardisation des écrits et une standardisation des comportements de l’usager. Ceci est visible notamment dans le discours médiatique, au sein duquel les écrits finissent par ressembler tous à des articles journalistiques dont l’ergonomie de l’écriture (UX Writing) permet de répondre efficacement au comportement des usagers (UX Experience)18.

Conclusion

Note de bas de page 19 :

Julien Lausson, « Au fait, pourquoi ChatGPT s’appelle ChatGPT ? », Numerama, 22 janvier 2023. URL : https://www.numerama.com/tech/1239784-au-fait-pourquoi-chatgpt-sappelle-chatgpt.html

Cette reconstruction des différents moments de transition au sein de la culture de l’écrit numérique se conclut, pour l’instant, avec la mise en place des dispositifs automatiques d’écriture qui puisent, à travers des dynamiques d’auto-apprentissage (deep learning), les informations nécessaires pour produire des écrits qui respectent les normes rédactionnelles fondamentales (genres de discours : journalistique, littéraire, etc. ; genres de texte : poème, nouvelle, etc.). C’est le cas des dispositifs conversationnels automatiques comme ChatGPT19 (acronyme pour Generative Pre-trained Transformer), un agent conversationnel à intelligence artificielle (chatbot) simulant un échange linguistique qui puise dans les milliards de données disponibles sur le web pour reproduire des textes sous forme écrite, selon la langue choisie et les normes rédactionnelles identifiées (comme, par exemple, écrire un résumé, cf. Phillips et al. 2022).

Note de bas de page 20 :

Julien Lausson, « Avec ChatGPT sur Word et Outlook, vous n'aurez (presque) plus rien à écrire », Numerama, 10 janvier 2023, https://www.numerama.com/tech/1233436-microsoft-imagine-chatgpt-ecrire-vos-mails-et-vos-documents-word-a-votre-place.html

Ces dispositifs sont désormais en libre accès par les usagers qui, en les testant, permettent de les améliorer à travers la modalité du deep learning. En affinant de plus en plus la maitrise des normes propres aux genres de discours (journalistique, politique, littéraire, etc.) et de texte (poème, roman, essai, résumé, etc.), les performances linguistiques du chatbot deviennent de plus en plus spécialisées. Depuis sa mise en ligne gratuite, à condition de s’enregistrer en tant qu’usager, le chatbot a été testé avec toutes sortes de textes : billets de blog, essais critiques, devoirs scolaires, fragments de code, etc. En janvier 2023, ChatGPT a enregistré plus de 100 millions d’utilisateurs. Une fois intégré dans les dispositifs d’écriture déjà existants tels que Word pour Microsoft ou Pages pour Macintosh, un processus de standardisation des écrits20 pourrait compléter le processus de standardisation des formats d’écriture déjà en cours à travers l’utilisation de ces architextes (Souchier et al. 2019). Il s’agit alors d’aller bien au-delà des logiciels d’auto-complétion adoptés par Gmail (De Angelis et Gonçalves 2020). Et entre temps, cela aura fait couler beaucoup d’encre.