Alessandro Zinna, Le Interfacce degli oggetti di scrittura. Teoria del linguaggio e ipertesti, Roma, Meltemi, 2004, 311 pages

Gian Maria Tore

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Auteurs cités : Alessandro ZINNA

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Texte intégral

Introduction à l’étude des « objets d’écriture »

Note de bas de page 1 :

 « La théorie des formants. Essai sur la pensée morphématique de Louis Hjelmslev », Versus, 43, 1986, p. 91-111.

Note de bas de page 2 :

 « L’objet et ses interfaces », in Fontanille & Zinna, Les Objets au quotidien, Limoges, Pulim, 2005. L’article est aussi disponible en ligne, sur E/C – Rivista dell’Associazione Italiana di Studi Semiotici.

L’essai d’Alessandro Zinna est un livre très riche et ambitieux, original et novateur. Il se fonde  sur le mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches que Zinna a présenté à l’Université de Limoges en 2001 ; et en même temps il constitue l’étape majeure issue d’un long parcours de recherche, dont les extrêmes chronologiques sont le mémoire de DEA sur la théorie des formants de Hjelmslev1 d’une part, et une intervention sur le projet d’une sémiotique des objets de l’autre2. L’étude hjelmslevienne, les thèses sur les objets d’écriture (matière de ce livre), les propositions sur les objets et les interfaces font un tout, dont nous voudrions esquisser ici les contours. D’ailleurs, dès le sous-titre, le lecteur du livre est averti : il n’est pas tellement question d’un objet d’étude plus ou moins nouveau, tels l’hypertextualité et les derniers avatars de l’écriture électronique ; le livre vise plutôt à illustrer un tel objet d’étude à lumière de la théorie du langage. Le but explicite du livre est de clarifier « l’ensemble des présupposés et des outils que cette écriture implique, mais aussi les conséquences plus générales que l’intégration de ces langages ont pour la théorie générale de la signification » (p. 20 – nous traduisons, ici comme dans tous les autres passages du livre). Nous allons essayer ici de rendre compte de cet objectif. Plutôt qu’un résumé de l’essai de Zinna, nous allons présenter un rapide panoramique et une discussion de l’ensemble des outils conceptuels illustrés dans le livre, et en quelque sorte censés renouveler l’horizon des sciences du langage.

Pour l’essentiel, Zinna s’attache à deux questions théoriques : la textualité et les objets. En croisant ces deux questions d’une manière très problématisée, il avance le concept d’ « objets-écriture ». A son tour, l’étude des « objets-écriture » se fait par une mise en premier plan de l’ « interface », à la fois lieu de la fonctionnalité du texte (c’est son aspect objectal) et de l’inscription linguistique et langagière (c’est son aspect textuel).

Finalement, le débouché de l’argumentation de Zinna est que l’objet-écriture devienne l’une des nouvelles questions essentielles de la sémiotique (et pas seulement). En effet, Zinna avance la théorie des « objets-écriture » comme réponse à une actualité doublement problématique. En premier lieu, l’étude des interfaces des objets-écriture est motivée par une prise en compte de l’évolution technologique. Ce serait là une donnée historique, sinon ontologique : de moins en moins l’homme a affaire à de simples textes ; historiquement, les textes ont engendré, extériorisé, d’abord des méta-textes (développement de l’écriture en ponctuations, paragraphes, chapitres…), ensuite des para-textes (développement du livre en mises en pages, notations, sommaires…), puis des supra-textes (développement du livre en tant qu’objet, de bibliothèque, et de marché, par l’étiquetage, le catalogage, l’identification par code commercial…). Mais surtout, de plus en plus, apparaissent des textualités dont les données se re/produisent par des machines (de l’impression des livres à la gravure/lecture des CD), et dont l’homme devient de plus en plus un véritable usager, ce qui complexifie ultérieurement la réalité du « texte » en tant que simple objet d’une écriture/lecture.

En deuxième lieu, l’étude des « objets-écriture » est également motivée par le constat d’une insuffisance théorique des sciences du langage. Celles-ci se sont toujours occupées des codes et des langues ; et c’est en partant de ces études systémiques que les textes ont toujours (et éventuellement) été abordés. Ainsi, saisis en tant que manifestations d’un système sémiotique, les textes n’ont jamais posé des problèmes d’hétérogénéité et de complexité des codes, des modes sensoriels, des linéarités des manifestations… Comme on le lit dans l’excipit fort clair du livre, une prise en compte de la situation historique et théorique actuelle montrerait que « si la sémiotique s’est arrêtée au texte, c’est parce que, en dehors de ce seuil, les rapports qu’on peut enregistrer avec le contexte sont des dépendances hétérogènes. C’est pourquoi l’insertion d’un livre dans le contexte de la bibliothèque nous a paru une relation tout à fait différente par rapport à l’écriture et à l’univers du document écrit. La notion d’objet-écriture ouvre les frontières du texte par l’intégration des fonctions de l’objet d’usage. Peut-être cette ouverture n’aurait-elle pas été nécessaire si la technologisation du plan de l’expression n’avait pas soudé définitivement l’univers du discours et celui des objets » (p. 292, souligné dans le texte).

Par rapport à une situation pareille, Zinna propose donc, à la fois, un renouvellement de l’étude textuelle et un projet de sémiotique des objets. Les « hypertextes » et les « interfaces » seraient les lieux essentiels de cette approche : les « objets-écriture », et aussi en suggestion finale, les « objets à montage », les concepts fondamentaux. Dans les quelques pages qui suivent, nous allons illustrer ces notions, et développer les thèses théoriques et historiques que nous venons de mentionner, sur « textes » et « objets ».

Les « objets-écriture » : révision et croisement des problématiques des textes et des objets.

Pourquoi se réclamer d’un concept nouveau, celui d’ « objets-écriture », d’où vient cette nécessité ? Pourquoi, par exemple, ne pas parler d’ « objets d’écriture » ? La réponse est qu’ « objet d’écriture » n’est qu’une catégorisation générale, la plus générale qu’il y ait pour toute écriture en tant qu’existante. C’est l’une des thèses essentielles, préliminaires de Zinna :

il n’y a pas d’écritures. […] Il n’y a que d’objets d’écriture. Parler d’  ‘écritures’ veut dire introduire une abstraction semblable à celle qui a longtemps nourri la théorie du signe : tout comme la langue et les signes, les écritures n’ont aucune existence en dehors du contexte et des autres unités qui en déterminent l’usage (p. 88).

Note de bas de page 3 :

 On se souviendra que dans les pages du Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916, on propose une étude de l’écriture en tant que systèmes langagiers clos, où chaque élément ne s’identifie que de manière différentielle par rapport à tous les autres. Le système résulte ainsi entièrement arbitraire, attaché à une logique immanente et indifférente aux supports et aux pratiques qui le font exister.

Note de bas de page 4 :

 Pour cela, cf. Fontanille, Soma et séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004. Au sein de la sémiotique structurelle, Fontanille propose le parti épistémologique d’ « incarner » les processus langagiers. Dès lors, tout comme Zinna, Fontanille ouvre explicitement une sémiotique des objets ; mais il considère la problématique de l’objet selon le concept de « prothèse », alors que Zinna, nous le verrons, le fait selon le concept d’ « interface ».

Cette conception matérielle et fonctionnelle de l’écriture est très riche de conséquences. En premier chef, prendre en compte la matérialité du support textuel oblige, entre autres, à ne pas se passer de l’évolution historique des techniques. A cet égard, nous venons d’en faire mention, la situation technologique actuelle rendrait, pour ainsi dire, urgente une double problématique, à laquelle le concept d’objets-écriture voudrait répondre. D’un côté, il y aurait une problématique langagière, à travers laquelle l’écriture et le texte en général ont été étudiés depuis Saussure3. De l’autre, l’objet-écriture fait état d’une problématique du support de l’activité langagière, à laquelle la sémiotique vient juste de s’intéresser4. Ce que Zinna s’attache à démontrer, c’est non seulement la complexité des deux problématiques, mais aussi le fait que leur implication réciproque, le débordement de l’une dans l’autre sont portés au jour par la situation technologique actuelle.

Du côté du langage, de nouvelles textualités apparaissent. Le but du livre est justement de réfléchir sur les moyens les plus adéquats pour les aborder et les étudier. En gros, le livre propose de faire état du fait que les nouvelles textualités ne sont plus seulement des documents, c’est-à-dire des données attestées ; elles consistent aussi en des programmes nécessaires pour disposer de ces données, c’est-à-dire des commandes de gestion des documents. C’est là le caractère essentiel du soi-disant hypertexte, « texte électronique par excellence » (p. 195) : « composer tant les éléments textuels que les commandes. Cette propriété est, finalement, l’interactivité » (p. 198, souligné dans le texte). En somme, il faut faire état du fait qu’un texte est toujours le produit d’une technique de textualisation, et que cette technique est aujourd’hui devenue technologie électronique, écriture électronique. Or, l’ « écriture électronique[est] cet ensemble de données numériques qui peuvent être mémorisées, transférées, reproduites et gérées à l’ordinateur » (p. 195).

Les nouvelles formes textuelles s’avèrent de plus en plus mobiles, instables par constitution. Elles demandent une action d’un usager : elles révèlent, dit Zinna, une logique d’objet. Les nouvelles textualités ne sont plus seulement des documents, elles sont des « méta-documents », c’est-à-dire des documents interactifs, où, par des commandes, le lecteur agit sur les données attestées : il gère et compose celles-là en véritable programmateur.

Mais si les textualités semblent répondre de plus en plus à une logique d’objet d’usage, inversement, du côté objectal du support, tout se passe comme si celui-ci était en train de se textualiser. Le support matériel des textes devient de plus en plus le lieu d’une logique symbolique, ou, en tout cas, de moins en moins mécanique. Depuis trois siècles, nous n’agissons plus seulement de manière mécanique sur des objets, mais aussi d’une manière machinique :

Note de bas de page 5 :

 Zinna, « L’objet et ses interfaces », op. cit., p. 13 de la version en ligne, souligné dans le texte.

l’apport d’une force interne à la machine – par exemple sous la forme d’un moteur – implique une action différente du geste d’usage de l’objet. Par cette force, l’action que nous accomplissons sur l’outil et l’action accomplie par  l’outil n’ont plus aucun rapport de causalité directe. L’objet, qui au début était l’outil, se présente comme un véritable texte interactif. […] Le manche de notre marteau préhistorique, qui est le point de contact, de direction et d’impression de la force et du mouvement, peut alors être activé par un système de commandes sous la forme de boutons, leviers ou points de prise, d’une façon tout à fait indépendante de la force, du mouvement, ou de la direction nécessaire pour exécuter l’action5.

Ainsi, « grâce aux capacités d’implémenter les fonctions via logiciel, ce qui reste de l’objet matériel, en bien des cas, est son interface » (p. 17). C’est là le phénomène de la dématérialisation : « ce qui reste de l’objet est donc la pellicule de l’interface, lieu privilégié d’une sémiotique des commandes, dont, une fois perdue la nécessité qui reliait leviers et boutons aux engrenages intérieurs, reste cette couche de pixel, où ce qui est visible, ce sont les commandes, comme un dernier résidu phénoménologique d’un objet dépourvu d’ontologie » (ibid.).

« Interfaces » et « montage » : la proposition d’une étude praxéologique

On voit donc la nécessité du concept d’« objets-écriture », si l’on suit la perspective que nous venons d’esquisser. Et on voit aussi comment le cœur de ce concept est constitué par la question des interfaces, c’est-à-dire, d’une part, par la question des textualités qui sont des méta-documents, des textualités qui se programment à leur intérieur, et de l’autre part, par la question des objets qui sont, pour l’essentiel, des tables de commandes, des objets qui se dématérialisent. En d’autres termes, dans la question des interfaces il y a, d’une part, la question d’un langage qui fait sens par sa matérialité et par les interventions sur celle-ci, et, de l’autre, la question d’un monde d’objets qui fonctionnent par leur sémiotique des commandes.

Une fois la nécessité d’une telle étude mise au jour, le parcours de Zinna s’articule en deux étapes. Premièrement il se concentre, d’une manière très analytique, sur les interfaces proprement dites, c’est-à-dire les lieux de contrôle, de composition et de gestion des machines électroniques. Notamment, il fait état de l’interactivité qui caractérise de plus en plus les performances des ordinateurs. Pour cela, il détaille les caractères et les modes de l’hypertextualité : du rôle et des topologies de l’écran, à la communication et aux fonction­nements des points d’interventions sur celui-ci (les « points d’interventions » étant précisément les lieux de l’interactivité).

Deuxièmement, Zinna conceptualise l’interface. Le caractère d’interface est, en général, ce par quoi l’étude sémiotique pourrait saisir et expliquer les objets d’usage. De ce point de vue général, est interface tout ce qui matérialise une fonction de relation entre objets, entre sujets, et entre objets et sujets. Ici aussi le lecteur du livre ne restera pas en manque de typologies, de discussions et d’exemplifications.
Nous reviendrons sur l’étude des objets en tant qu’interface tout à l’heure, dans nos conclusions. Pour le moment, il est important de rapporter que l’étude des « objets-écriture », et la conséquente conceptualisation de l’ « interface », poussent Zinna à l’élabo­ration d’un troisième concept essentiel, celui d’ « (objets à) montage ». Une étude des interfaces d’écriture, ainsi que toute étude sémiotique d’objet, se doit d’une réflexion sur la pratique de montage qui constitue les interfaces d’écriture mêmes, et en général les objets sémiotiques existants.

Il est clair que, si les objets-écriture, en tant qu’interfaces, se caractérisent essentiel­lement par leur interactivité, cela implique qu’ils relèvent d’un montage, pratiqué par un lecteur-usager sur un document-programme. En général, il faut voir que tout objet-écriture se définit dans son usage même, c’est-à-dire dans la praxis qui a lieu entre un sujet-lecteur et un objet (pré)programmé. (Cela est vrai de l’existence sémiotique de tout objet : elle se définit au sein d’une tension bipolaire ; elle apparaît comme un ensemble des formes sémiotiques configurées dans cette bipolarité. Mais pour les objets-écriture, cela est très évident.) En effet, ni l’intention de l’usager, ni la programmation de l’objet suffisent à établir, à fixer la configuration réelle de l’objet, et encore moins sa signification pratique.

Note de bas de page 6 :

 A bien y voir, les textes de l’interface télévisuelle demeurent non moins explorés, en sémiotique, que les documents des interfaces graphiques des ordinateurs. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre compte-rendu critique de François Jost, Introduction à l’analyse de la télévision, Paris, Ellipses, 20042 (Ire éd. 1999) dans ce même numéro de cette revue.

Tout objet-écriture se définit par le fait que sa configuration est ouverte : elle n’est pas réelle, mais réalisable, voire à réaliser. En effet, nous pouvons trancher sur la configuration d’un objet d’usage tel qu’il a été programmé, un marteau, par exemple, ou une voiture. Et par là établir si l’usager a fait un bon ou un mauvais usage de celui-là, s’il s’est adapté au moins à sa configuration. Et de même, nous pouvons aussi statuer sur la configuration d’un texte poétique ou pictural – questions philologiques mises à part – et par là, même d’une manière certainement plus délicate, prendre en compte la lecture qui en est faite. Mais quelle est la configuration attestée par un site web, ou par un jeu vidéo ? ou, pour invoquer un autre type d’objet-écriture, quelle est la configuration d’une programmation télévisée présente dans un foyer6 ? A l’évidence, les configurations de ces objets, et de bien d’autres, dépendent strictement de la manière dont l’usager de l’objet-écriture compose l’interface. Plus précisément, elles dépendent du montage qu’on a fait de l’objet : le montage permis, prédisposé, et la pratique matérielle qui l’effectue. En d’autres termes : la méréologie de l’objet et le geste qui lui donne une existence sémiotique.
C’est dire qu’un objet-écriture ne se définira pas seulement par le fonctionnement de ses interfaces, la topologie et la morphologie de ses points d’interventions, leur sémiotique. Un objet-écriture se définit aussi par le rapport entre les parties, et par les existences sémiotiques de celles-ci : les modes de composition virtuelle ou actualisée, réalisée ou potentielle de l’objet. Ainsi, à côté de la topologie et de la morphologie de l’objet, il y a lieu de faire intervenir sa méréologie, et, finalement, sa praxis.

En conclusion, voici donc le projet sémiotique d’une praxéologie, que Zinna invoque: étudier le sens de l’action, du geste, comme une modulation entre une forme à laquelle celui-ci s’adapte, et une fonction qui le motive. Jusqu’ici, les sciences du langage ont pris en compte les objets surtout pour leur sémantique, c’est-à-dire pour les formes du contenu inscrites en eux. Et tout au plus, elles ont problématisé la fonction de la forme. Mais si on n’étudie pas la forme et sa fonction par rapport à une praxis, c’est-à-dire une gestualité qui met en rapport les deux, on est sûr de ne pas atteindre le sens de l’objet. Car « la fonctionnalité d’une commande échappe à toute évaluation menée uniquement sur ses composantes morphologiques, puisque l’objet doit être testé dans la pratique d’usage. D’ailleurs, la taille gestuelle de l’action échappe à la logique du programme narratif » (p. 134). Ainsi, la praxéologie étudie-t-elle, si nous osons dire, le « sens pratique », la praxis qui institue des formes par rapport à des fonctions. Dans la praxéologie, les textes valent en tant qu’objets en situation, et les objets en tant que textes expérimentés, discours pratiqués.

Finalement, la praxéologie, en mettant en relation les formes langagières avec les usages qui en sont faits, se pose comme une sorte de « sémiotique réfléchie ». Le sens n’est jamais direct, « pur » : il se produit toujours par une médiation, il est toujours « pratique ». La praxéologie est une sémiotique réfléchie dans la mesure où elle rend compte du fait que tout programme participe de la médiation pratique d’une programmation et d’une éventuelle déprogrammation, et qu’aucune forme ne subsiste sans la pratique d’un fonctionnement, qui peut rendre la forme plus ou moins arbitraire, plus ou moins motivée.

Pour illustrer ce dernier point, prenons, avec Zinna, le cas de l’interface graphique d’un ordinateur d’aujourd’hui. On peut remarquer, et étudier, comment l’interface est une textualité visuelle qui fait fonctionner l’objet-ordinateur par une logique symbolique et iconique qui lui est propre, et qui ne se doit d’aucun rapport avec ce qui est fait dans l’interaction. Ainsi, entre l’action de l’usager d’effacer des données et l’image d’un « document » traînée à la « corbeille » il n’y a aucune nécessité logique. C’est là le caractère arbitraire de toute configuration d’interface, et donc de la logique de l’objet (technologique). Le sens de l’action n’est pas direct, évident, même si l’iconisation de l’interface nous le laisserait croire. D’ailleurs, une reconsidération de l’évolution des interfaces graphiques, et de leurs différentes logiques, le montre clairement : il fut une époque où l’on effaçait les données en tapant une série de commande au clavier, par une chaîne d’inputs, d’« ordres » symboliques qui s’affichaient sur l’écran. Mais en même temps, ce rappel historique nous montre aussi comment la praxis a tenté de motiver, a posteriori, sa logique forcément arbitraire – « forcément » parce le propre d’une machine est d’agir selon des principes propres qui s’interposent, et qui font médiation à l’action humaine, ou animale, directe et mécanique. Ainsi, dans le cas des interfaces graphiques des ordinateurs, la praxis a re-motivé le caractère arbitraire de sa médiation, de la logique propre à son interface ; cela par une figuration du milieu du « bureau ». L’interface graphique de l’ordinateur iconise un bureau : elle se donne à voir et à gérer comme un espace où l’on peut jeter des documents, des papiers à la corbeille.

Pour schématiser donc cette sémiotique des commandes, on dira que, d’une part, du côté objectal, on a des figures plus ou moins aisément identifiables et de l’autre, du côté subjectal, l’iconicité de la configuration objectale implique une gestion plus facile, car la reconnaissance de l’objet porte avec soi une compétence du sujet. Si l’on travaille sur des papiers et qu’il y a une corbeille, ce qu’on peut faire, lorsqu’on veut se débarrasser des papiers, est assez clair.

Conclusions sur l’étude praxéologique et sur la sémiotique

En général, la praxéologie, l’étude des interfaces, permet de se saisir du sens, en le concevant comme ce qui se passe entre deux pôles, dits sujet et objet. Le sens se passe, se fait entre, d’un côté, une configuration, une méréologie et de l’autre, une compétence, une intentionnalité. Les deux ne vont jamais seuls : ils s’impliquent et se déterminent réciproque­ment. Ainsi, d’un côté, l’usage est appris au cours de la pratique, le geste s’adapte à la configuration de l’objet, l’usager s’expérimente dans la gestion des données ; et réciproquement, de l’autre côté, le texte se configure par cette gestion même, l’objet se définit au sein de cette lecture-usage.

Note de bas de page 7 :

 Zinna, « L’objet et ses interfaces », op. cit., p. 13 de la version en ligne.

Cette perspective nous l’avons appelé sémiotique du « sens pratique ». En premier lieu, elle fait apparaître que le sens est toujours expérimental. Bien que Zinna prétende que l’approche des objets en tant que « prothèses » du corps est beaucoup moins heuristique que l’approche des « interfaces », la praxéologie dont il se réclame semble impliquer le contraire (ou du moins une équivalence entre l’approche des objets-prothèses et l’approche des objets-interfaces). En effet, Zinna insiste : « le faire de l’usager n’est pas seulement inférentiel et cognitif, mais aussi tâtonnant et pragmatique »7, c’est-à-dire expérimental. D’ailleurs, ce que le cas de l’interface graphique montre, c’est l’importance de rapporter un usage à un milieu expérientiel, tel celui du bureau, avec des fichiers de documents et une corbeille. En somme, il apparaît clairement que l’environnement du sujet définit l’usage d’un objet.

Il est vrai que, dans ces cas-là, on est face à ce que Zinna appellerait des interfaces « sujet-objet », qui, dit-il, ne constitueraient qu’un type d’interface. Il y aurait aussi des interfaces de type « objet-objet » (prises, cordons, rallonges, etc.) ; et il est vrai qu’on aurait du mal à étudier ces dernières en tant que prothèses. Mais Zinna lui-même n’est pas allé au-delà du simple classement de celles-là – du moins à notre connaissance. Et d’ailleurs nous ne voyons pas comment les interfaces objet-objet pourraient constituer la matière d’une véritable étude sur le sens. Par contre, l’intérêt, et non le moindre, de l’étude de Zinna, réside précisément dans la sémiotique de l’interactivité, que nous avons essayé d’illustrer ici : la sémiotique des commandes, la sémiotique de la topologie et de la praxis de montage. Or, ce sont là autant de réflexions sur un sens expérimenté, sur des dispositifs dont le sens est de constituer et de moduler le geste d’un usager. Bref ce sont des cas où il est toujours question d’un corps propre par rapport au corps de l’objet.

Note de bas de page 8 :

 Ibid., p. 4.

Finalement, si la perspective praxéologique de Zinna nous semble d’une extrême fertilité, c’est précisément parce qu’elle rend compte du milieu d’existence des discours. Ainsi, dans une approche qui n’est pas loin de la théorie lotmanienne de la sémiosphère, le livre se conclut sur une évocation d’un « univers de la signification », où les technologies de la communication « coexistent » (p. 290-291). Et, ailleurs, Zinna évoque une « sémiotique des cultures » à la fois comme une nécessité et comme un débouché de la sémiotique des objets8. L’époque de l’étude des structures langagières transcendantes (bientôt) terminée, la praxéologie se propose comme une étude du sens local et donc (inter)actif, ou mieux, comme l’étude des lieux où les sens coexistent, instables, et où ils demandent toujours à êtres gérés, pratiqués, expérimentés.