Esthétique des corps et représentations kitsch

Nanta Novello Paglianti

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Mots-clés : authenticité, corps, détail, kitsch, stéréotype, synesthésie

Auteurs cités : Ruth Amossy, Paul Ardenne, Pierluigi BASSO-FOSSALI, Gilles Boetsch, Jean-François BORDRON, Pierre BOURDIEU, Herman Broch, Alain Corbin, Jean-Jacques COURTINE, Oswald DUCROT, Umberto Eco, Jacques FONTANILLE, Clifford GEERTZ, Clement Greenberg, Algirdas J. GREIMAS, Abraham Moles, Jean-Luc Nancy, Bernard Noël, Pierre OUELLET, Herman PARRET, Elisheva Rosen, Harold Rosenberg, Georges Vigarello, Jean-Jacques Vincensini

Plan

Texte intégral

Quelques aperçus sur les problématiques

Parler du kitsch c'est parler, en même temps, des différentes problématiques qui sont entrelacées dans ce seul mot : jugement esthétique, systèmes de valeurs, communication entre sphère artistique et sociale, parcours de véridiction, éthos.

Note de bas de page 1 :

 Abraham Moles, Le  kitsch : l’art du bonheur, Denöel Gonthier, Paris, 1971.

Note de bas de page 2 :

 Herman Broch, Quelques remarques à propos du kitsch, Ed. Allia, Paris, 2001, p.30.

Note de bas de page 3 :

 Idem, p. 26.

La définition de Moles1 semble regrouper les définitions que les divers théoriciens de l’art et experts ont donné du kitsch. L’auteur lui attribue les caractéristiques suivantes : l’inadéquation, l’accumulation, la perception synesthésique et le confort. D’abord, l’inadéquation nous renvoie à une théorie de l’art conçue en systèmes fermés qui ne communiquent pas entre eux. D’une part, on retrouve l’art comme expression maximale du beau et du bien, expression d’une éthique et de l’autre, une impossibilité d’adéquation du kitsch à cause de sa fausseté et de son esthétisation forcée. On y retrouve la définition que Broch2 donne du kitsch comme « un pseudo -système propre (qui peut devenir système quand il est bien manié), fermé, qui est logé comme un corps étranger dans le système de l’art dans son ensemble ou bien, qui se trouve à côté de lui ». Ce système trompeur, chargé de symboles de pure convention, possède la capacité de s’opposer à celui officiel de l’art, conçu au contraire comme ouvert et éthique. Broch voit dans cette nouvelle esthétique une expression du temps, de « la modernité » de l’époque, qui désormais confond « la déesse de la beauté dans l’art avec la déesse du kitsch »3. Dorfles, aussi, parle d’un problème d’ethos, d’un mélange de systèmes des valeurs différents et qui devraient restés divisés entre eux. L’art en soi ne possède pas de thématique propre et il se prête à absorber des valeurs extérieures à son système. L'immersion brutale d’une valeur extérieure provoque un blocage d’ethos et la fin du système même. L’essence du kitsch consisterait dans l’échange entre catégorie éthique et esthétique.

Note de bas de page 4 :

 Pierre Bourdieu, La distinzione . Critica sociale del gusto », IlMulino, Bologna, 1993 [La distinction, Les Editions de Minuit, Paris, 1979].

Ensuite, l’accumulation relève de la conception de Bourdieu de l’accumulation du capital, vue comme expansion du moi et comme facteur d’intégration sociale. La middle class est attirée par des objets ou des reproductions qui sont d’une compréhension et d’une consommation facile et immédiate (comme pour l’acquisition d’objets). L’accumulation amène à un certain plaisir et confort de ce qu’on possède, à une confirmation du statut social et de l’identité. La thèse de Bourdieu4 souligne l’importance d’un investissement affectif dans l’acquisition, la contemplation et l’usage même de l’œuvre dite artistique et l’importance d’établir une mémoire collective, explicitée à travers la présence constante de l’acquis. Mémoire qui se révèle aussi comme parcours personnel, qui fait « distinction ». Il s’agit d’une quête identitaire à la fois individuelle et collective. Le sujet semble s’appuyer sur des stratégies culturelles pour exprimer des choix individuels.

Note de bas de page 5 :

 Harold Rosenberg, «  La tradizione del nuovo » in Gillo Dorfles Kitsch. Antologia del cattivo gusto, G. Mazzotta, Milano, 1968.

Rosenberg parle à ce propos « d’un art qui est contrefaçon »5 expression de la « mid -cult », qui se caractérise par un middle-brow et qui se distingue par sa puissance économique. Le kitsch varie aussi, selon Rosenberg, dans les époques et avec les cultures. L’augmentation des moyens de communication de masse, l’habitude de la reproduction photographique, entre autres, sont à la base de l’abaissement des traits de la culture « haute » émigrée désormais dans celle « petite bourgeoise » et populaire.

Note de bas de page 6 :

 Clement Greenberg, « Avanguardia e kitsch » in Gillo Dorfles Kitsch. Antologia del cattivo gusto, G. Mazzotta, Milano, 1968.

Le kitsch résulte aussi d’un vrai fétichisme de l’objet et d’une volonté « mitagogique » d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’une « mithopoiésis » mais d’une simple imitation de quelque trait isolé d’un mythe, qui privé du « juste » esprit et de l’ensemble de l’œuvre, devient faux et de mauvais goût. La surenchère des éléments décoratifs, par exemple, est typique de cette volonté de camouflage des productions artistiques. Le problème de la perception de la réalité et de sa représentation est fortement dépendant de l’appartenance aux différentes classes sociales6.

Note de bas de page 7 :

 Herman Parret, Epiphanie de la présence, Pulim, Limoges, 2006

Note de bas de page 8 :

 H. Parret, Epiphanie de la présence, idem, p. 65.

Note de bas de page 9 :

 Pierre Ouellet, Poétique du regard. Littérature, perception, identité, Pulim, Limoges, 2000 p. 360.

Enfin la perception synesthésique est le trait les plus pertinent du phénomène. Le kitsch n’a pas jailli d’une perception d’un trait particulier d’une œuvre mais d’un ensemble de facteurs. D’abord notre attention est attirée par un trait qui est placé pour accentuer un détail, et qui ensuite s’étend sur tout l’espace de la représentation. Ce détail sort de son espace propre pour envahir d’autres espaces. Le destinataire est interrogé directement sur son statut de consommateur de l’œuvre artistique non seulement d’une façon rationnelle mais aussi sensible. Le kitsch joue sur la participation de certains sens : la vue, le toucher, l’ouïe, l’odorat. On se trouve en face d’une synesthésie qui fonctionne selon une double force comme le soutient Parret dans Epiphanie de la présence7. Il s’agit « ...d’une saisie intersensorielle quand elle repose sur une simple communication ou superposition de sens spécifiques comme la vision et l’ouïe ou bien comme saisie somatique quand elle repose sur un sens global qui ne peut être que le sens intéroceptif du corps global comme nœud de toute la vie sensorielle du sujet »8. Le kitsch joue exactement sur le registre du contact et de la proximité, sur un toucher primordial qui fait « communauté ». Une communauté qui, comme le dit Ouellet, « est aussi une communauté de sentiment qui découle du simple fait d’être ensemble dans la structure et la dynamique énonciative propre à l’expérience esthétique, où je me mets nécessairement à la place de l’autre, en coénonçant l’œuvre en compatissant dans et par l’œuvre.… »9.

Note de bas de page 10 :

 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Ed. de Minuit, Paris, 1989, p. 212.

Le registre de l’ironie joue un rôle fondamental. Elle permet la mise à distance de l’objet artistique, une mise en relief des processus de la construction de l’œuvre même. On montre la copie, la miniature, la fausseté de la représentation. Il s’agit d’une marque textuelle de l’artiste, d’un clin d’œil que le destinateur lance au public en jouant sur l’appartenance aux lieux communs, aux clichés qui appartiennent à la communauté et qui la fondent. Pour Ducrot10 l’ironie se joue sur la coprésence de deux énonciateurs, que le destinataire doit reconnaître et distinguer. Il s’agirait d’un double message qui doit être correctement interprété. On se retrouve en face d’une polyphonie énonciative qui pose le problème de l’assomption et de la véridiction de cet acte. On voit une pluralité de sujets (le locuteur produisant l’énoncé et l’énonciateur) qui proposent des lectures différentes du même énoncé. Le locuteur semble extérieur à la situation du discours et il prend de la distance entre lui-même et sa parole en se plaçant hors contexte.

Note de bas de page 11 :

Umberto Eco, Apocalittici e integrati, Bompiani, Milano, 1977.

Note de bas de page 12 :

 À ce propos je renvoie explicitement à Pierlui Basso, Il dominio dell’arte, Meltemi, Bologna, 2002, pp. 125-128.

Eco11 parle du kitsch comme d’une pré-inscription dans l’œuvre des émotions à éprouver sans laisser la libre expression des sentiments au destinataire. Tout est déjà prévu et conçu. Il s’agit d’une imposition de l’auteur à travers les moyens les plus divers : redondance de certains traits, répétition, un entrelacs de stimuli qui agissent les uns sur les autres. L’auteur souligne aussi le côté mensonger du kitsch : apparente jouissance de la représentation originaire du monde quand, en réalité, il ne s’agit que d’une simple illusion. Le kitsch aurait un but, une volonté de faire passer un message que l’art n’a pas. Les représentations kitsch n’ont, selon le sémiologue, aucune intention de se substituer aux vraies productions artistiques. En est-on vraiment sûr ? La conception de l’œuvre d’art pour Eco se résume dans l’idée d’une unité de structure constituée par « une façon de former qui constitue le style d’une époque ». A la base de l’œuvre, on a un « stylème », un parcours cohérent et unitaire qui tient l’œuvre et qui la fonde. Le kitsch sera donc une pure imitation d’une partie du stylème et donc de la simple forme et non de la substance de l’œuvre. L’expérience de l’œuvre ouverte est niée par le kitsch qui au contraire définit exactement son but et ses effets. La structure à la base du message poétique ou artistique n’est pas entamée. Le kitsch au contraire se porte à la coïncidence du signifiant et du signifié et ne laisse pas l’espace pour les relations sensibles, base des signifiants et de l’ambiguïté du message artistique. Pour Eco, il s’agit d’un problème de codes qui seraient typiques du système artistique et qui circuleraient entre les textes. Au contraire le sens, surtout dans une production artistique, se trouve dans la relation entre sujet et texte et dans sa transformation continue12.

Note de bas de page 13 :

Clifford Geertz, The interpretation of culture, New-York, Basic books, p. 267 ; traduction italienne Interpretazione di culture, Bologna, Il Mulino.

Enfin l’hétérogénéité du kitsch et de ses enjeux se relie à la définition que Geertz13 donne du texte artistique comme « pratique d’usage des textes ». Les textes artistiques sont des documents culturels « agis », vivants, qui produisent des signifiés, qui circulent à l’intérieur d’une culture et qui ont le but de la symboliser. Il s’agit d’une communication entre systèmes qui ne sont pas séparés mais actifs dans leurs stratégies de sémantisation. Le sens de l’œuvre se joue entre le couple sujet/texte et sujet/monde et sur toutes les interactions qui cette combinaison peut engendrer.

Pourquoi le corps ?

Que se passe-t-il quand le mauvais goût passe à travers la mise en scène du corps ? Que faire quand le kitsch ne s’intéresse pas aux objets mais aux images du corps ? Existe-t-il des images « kitsch » du corps ?

L’intention est de voir comment le kitsch traite le corps. Réussit-il à l' « aplatir » ou la substance corporelle réussit-elle à émerger de son contexte de représentation pour s’en libérer ? Si le corps est le plus ancien instrument de communication pour dire « hic et nunc » et pour marquer une différence et une contestation (cf. body art), peut-il devenir un instrument d’hyper-conformisme ? Est-il possible de piéger le corps en le découpant, en l’utilisant dans un autre contexte ou simplement en déformant sa représentation ?

Les mises en scène du corps d’une façon kitsch diffèrent quelque peu et utilisent les techniques les plus disparates : déformation du corps, altération des traits, marquage de gestes, utilisation de la couleur, etc. Peut-on trouver des caractéristiques communes dans le traitement du corps ?

Note de bas de page 14 :

 Jean-Jacques Vincensini, Souillure et pureté, Ed. Maisonneuve et Larose, 2003, p.8.*

Note de bas de page 15 :

 Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, Histoire du corps. Les mutations du regard. Le XXe siècle. Vol 3. Ed. du Seuil, Paris, 2006.

Note de bas de page 16 :

 Paul Ardenne, L’image du corps, Ed du Regard, Paris, 2001.

Le corps en effet n’est pas kitsch par définition. Il est « un surplus du réel qui n’est accessible que dans les pratiques signifiantes qui en portent témoignage »14. Corbin15 dans L’histoire du corps parle de l’époque contemporaine comme d’une exhibition continue de corps. Le corps semble être devenu le seul point d’ancrage de la personne jusqu’à être le seul moyen pour s’appréhender soi-même. Il est sujet et objet d’art, vrai support de l’activité artistique. Toutefois les images du corps ne sont jamais neutres parce qu’elles sont le point d’ancrage de notre perception et inscription dans le monde. Une vraie prise d’un corps d’expérience sur l’existence. Selon Ardenne16, la représentation du corps implique un choix de la part de l’artiste : il peut habiter son corps (regard intérieur) ou se représenter en habitant un corps qui est le sien (regard extérieur). Il s’agit d’une exploration du corps, de ses limites mais aussi d’un marquage, dans la figure transitoire de nous-même.

On va voir à travers l’analyse de ces images les procédures, mises en acte par des artistes, pour arriver à un traitement très particulier de la surface corporelle. Pourquoi adopter volontairement un traitement « kitsch » du corps ? Quel est l’effet artistique voulu ?

Yasumasa Morimura : l’Olympia de Manet

Note de bas de page 17 :

 L’artiste, né à Osaka en 1951, affirme même : « Even Michelangelo and Leonardo da Vinci were entertainers. In that way, I am an entertainer and want to make art that is fun » (Interview tirée par le site internet : http://membres.lycos.fr/morimura/).Morimura a exposé à Tokyo, New York, Venise (44ème Biennale, 1988). À partir du 1996, il commence une série intitulée « Self-Portrait as Actress », où l’artiste ironise sur les icônes de la beauté occidentale comme Audrey Hepburn, Vivien Leigh, Elizabeth Taylor, Catherine Deneuve, Brigitte Bardot et Marilyn Monroe. La technique digitale est utilisée pour retoucher les images et y insérer les effets les plus recherchés.

Cet artiste est devenu fameux pour ses autoportraits intitulés Self-Portrait as Art History (1985) qui fondent auteur et sujet. Il s’agit d’une reprise des toiles, les plus connues de l’histoire de l’art occidental, revisitées par l’auteur17.

Note de bas de page 18 :

 L’œuvre de Morimura (Futago, 1988, collection sfmoma) est visible sur le site www.sfmoma.org

On prendra en considération seulement quelques exemples tirés de la série Self-Portrait, à commencer par l’Olympia18.

On remarque tout de suite les différences : le déguisement de Morimura en « Olympia » avec une perruque blonde, le chat sur le lit, les draps qui se transforment en kimono, le visage de la serveuse et ses vêtements, le bouquet de fleurs, le fond de la toile, la couleur du linge, les tallons placés sur le lit, etc. Une altération totale de l’esprit de Manet. Pourtant la connotation fortement provocatrice et sexuelle est marquée par de petits détails, qui augmentent et diffusent sur toute la photo cet esprit kitsch : la position de la main droite de Morimura qui tient malicieusement le drap et celle de la gauche qui laisse entrevoir le sexe, l’épaule gauche qui est légèrement trop tournée vers le public, etc.

Note de bas de page 19 :

 Gilles Boetsch, Le corps dans tous ses états : regards anthropologiques, Ed. CNRS, Paris, 2000, p.7.

Note de bas de page 20 :

 Anne-Marie Drouin-Hans,  Le corps et ses discours, L’Harmattan, Paris, 1995.

Note de bas de page 21 :

 Jean-Luc Nancy, Corpus, Ed. Métaillé, Paris, 2000, p. 108.

Note de bas de page 22 :

 Bernard Noël, Journal du regard, P.O.L. Editeur, Paris 1988, p. 32.

On prend en considération pour l’instant la représentation du corps. Boetsch19 soutient que : « Le corps est avant tout le référent de l’identité du sujet. Il est le premier écran – support d’une différence, plus ou moins marquée par accentuer l’extériorité de la corporéité »20. On pourrait dire que, avec le kitsch, « ce sont les regards à construire le corps ». En effet, dans ce cas, on a accès aux représentations du corps mais pas aux corps mêmes. Même si les représentations du corps ne sont jamais neutres. Le corps figure la présence. Il est une inscription permanente qui s’oppose à la figure transitoire de nous-mêmes. Selon Nancy « le corps s’énonce et annonce tout. Il s’empêche comme énoncé »21. Le corps est l’ouverture et l’infini et il reste le lieu de la création par excellence. « Pour voir il faut faire retour vers le corps », nous rappelle à ce propos Noël22.

Note de bas de page 23 :

 Lea Vergine, Body Art e storie simili, Skira, Milano, 2000, p. 288.

Note de bas de page 24 :

 Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello Histoire du corps. Les mutations du regard. Le XXe siècle. Vol 3. Ed. du Seuil, Paris, 2006.

Note de bas de page 25 :

 Jean-François Bordron « Catégories, icônes et types phénoménologiques », dans Visio, La catégorisation perceptive, les frontières du soi et de l’autre, vol. 5 n° 1, 2000, p. 9-18.

Morimura joue sur cette philosophie du corps. Par exemple, le camouflage de sa personne, comme dit Vergine23, n’est pas « un simple habillage du corps avec des vêtements qui ne sont pas consacrés à la femme ou à l’homme mais un être humain qui transcende les limites de son corps et qui devient ce qu’il désire être et non ce que la société lui impose ». On retrouve à la base une conception de l’identité « flexible et douteuse » comme le soutiennent Corbin, Courtine et Vigarello24. L’ostentation du corps de l’artiste est à son acmé. Il s’impose à la vision surtout à cause de sa surface et de la perception « haptique » qui en jaillit. J’utilise ce terme, emprunté à Bordron25 à propos du « grossissement de la valeur de la superficie des objets » par ce que Morimura traite son corps comme un objet. Il s’agit d’un corps-enveloppe qui n’a pas de creux, d’interstices, de plis (en sens barthésien) mais il est perçu comme une unité de chair, compacte. Il ne s’agit pas d’une contraposition âme/corps, spiritualité/chair parce que le corps apparaît dans toute sa pesanteur. On ne peux pas voir « derrière le corps » parce qu’il n’est pas transparent du tout. Il a une consistance bien précise, il se réifie. Il suggère une idée de fermeture et de complétude. La mise en relief des muscles de Morimura sert seulement à souligner la provocation sexuelle et non à montrer les mouvements ou les tensions de la chair. Notre regard glisse sur l’objet-corps à cause de la lumière, insérée dans la photo et à cause du montage même de l’image corporelle qui ne fait pas « corps » avec le fond de la photo. Si tous les détails cherchent entre eux une harmonie, le corps prend ses marques et se différencie. Il est placé au centre de la scène et interpelle le destinataire. Ce regard ouvre un espace bien précis, une vraie énonciation due au cadrage photographique. On s’aperçoit que le fait d’insister sur certains détails et de les modifier apporte un changement de toute la scène énonciative. Par exemple, Morimura fait rentrer dans le cadrage les bords du lit, qui dans leur version originale sont laissés dans l’ombre. Il s’agit de petits détails qui transforment non seulement la forme mais aussi le contenu véhiculé par le tableau.

Note de bas de page 26 :

 Bernard Noel, ibidem.

Plus encore, le corps est traité sous trois angles différents : corps-sujet, corps-exposition, corps-extension. Une ouverture au Moi, au temps et à l’espace. A ce propos Noël déclare que : « la nudité en peinture n’est pas la représentation du nu mais la création de son équivalence. Il faut que la surface soit de la peau »26.

Note de bas de page 27 :

 Idem.

Les jeux de la représentation de l’image aident aussi à souligner cet effet « faux ». La seule présence du portrait suffit à susciter l’empathie à cause de la proximité du regard et du corps mis en jeu. Ce regard qui montre une identité bien précise. Il s’agit de l’auteur qui met son corps en jeu et qui se représente de l’extérieur. « Le corps du peintre, quand il peint, est une articulation de l’espace. Et l’espace alors est en lui la vue et la lumière »27.

Note de bas de page 28 :

 Louis Marin, Du pouvoir de l’image, Ed. du Seuil, Paris, 1993.

Note de bas de page 29 :

 Idem.

C’est justement la fonction de la représentation qui est ici mise en cause. Marin explique à ce propos que : « représenter signifie se présenter dans l’acte de représenter quelque chose »28. La représentation même utilise ses dispositifs que Morimura réactualise dans une nouvelle sémiosis : le fond, le plan et le cadre. Marin soutient que le simple fait de détourner une image affiche deux résultats : l’être dans l’image et l’image dans l’être. L’image n’est pas une copie de l’être mais elle nous interroge sur ce dernier. En même temps, l’être est la force même de l’image de faire ou agir sur le spectateur. Les effets mêmes que l’image provoque sur le corps-regardant sont écrits dans les images mêmes sous forme de signaux. Morimura réactualise ses signes à travers son corps. Ainsi Marin peut-il poursuivre : « le désir d’absolu du sujet dans l’image lui fait retour, non comme son image propre, appropriée mais comme cadre d’un autre, de l’Autre même, méconnaissable par son sujet même »29. La première fonction de la représentation de « présentifier l’absent » prend corps dans l’être-là sous forme de corps de l’artiste même.

Note de bas de page 30 :

 L’œuvre de Morimura (Daughter of Art history, theatre B, 1988) est visible sur le site courses.washington.edu

Un bar aux Folies Bergère de Manet30

Note de bas de page 31 :

 Paul Ardenne, L’image du corps, Ed du regard, Paris, 2001.

Ardenne31 soutient que « l’image seule n’évoque plus. On doit la rendre encore plus visible. Il y a une visibilité spectaculaire et une esthétisation forcée de l’image du corps ». On a l’impression d’être à l’acmé de la tension du corps qui pourrait disparaître d’un moment à l’autre. C’est le cas des autres photos de Morimura où l’artiste s’amuse toujours dans son narcissisme à se placer comme protagoniste du tableau. Les deux versions peuvent être vues en parallèle. D’une part on a une version « plus photo » où deux bras se croisent sur sa poitrine, et de l’autre, une version « plus peinture » où le corps de l’artiste est en rapport discontinu avec celui de la protagoniste. Il s’agit en apparence d’une succession temporelle : avant le corps de l’artiste est emprisonné par le corps de la dame et puis on a un éclatement. Une succession temporelle nous fait passer d’un corps contraint à un corps libéré dans toute son expressivité. Morimura impose sa propre corporéité en couvrant sa nudité avec le déplacement d’un vase. Le corps joue sur le croisement des différents registres : substitution, parcellisation, remplacement. La figure rhétorique de la métonymie, incarnée par les bras, souligne l’absence du corps de l’artiste qui pourtant est déjà présent dans sa partie supérieure. Les épaules de l’artiste s’opposent au reste du corps en donnant l’effet « peinture » qui toutefois n’est pas dans l’original. On est en face d’un corps collage qui ne colle pas ! Le corps devient un corps-chair surréaliste, une composition à la Man Ray dont corps, objet et chair fusionnent dans un hybride en restant, en même temps, bien reconnaissables. Le spectateur fait l’expérience de toucher à l’intouchable à travers le toucher même qui reste à l’origine de toute signifiance.

Note de bas de page 32 :

 Je remercie Herman Parret pour m’avoir suggéré l’identité du personnage qui est représenté comme l’interlocuteur de la serveuse du bar (Suzon). Il s’agit d’un «habitué», très connu, des cafés à la mode qui avait une petite faiblesse pour le genre féminin. Morimura semble avoir bien compris et explicité les intentions de ce monsieur….

La ridiculisation de la représentation est encore plus évidente quand on note le rôle du miroir qui ne reflète plus le vrai mais lui aussi marque le faux. Le miroir ne donne plus de profondeur au tableau mais sert seulement à souligner la rencontre « sexuelle » entre les deux protagonistes, dont l'un se manifeste en partie nu32.

Les détails sont encore au centre du kitsch : les bouteilles avec la cire au-dessus, les coups de pinceau bleus derrière la dame, les boucles d’oreilles, la mèche blonde, les yeux « japonisants » de l’homme et le fond.

On a une zone d’échange continue entre photo et peinture. La première est plus intense au contraire de la seconde qui se révèle plus étendue. La différence entre genre chaud de la photo et froid de la peinture s’estompe sur les jeux des différents supports. Quand on pense s’approcher de la peinture, on retrouve un détail qui fait la différence, qui nous éloigne et la même chose pour la photo. L’artiste nous rappelle tout le temps le mécanisme de fiction qu’il a laissé consciemment déconstruit. Les jeux de lumière et d’ombre qui ont totalement changé, la grimace de la dame, le mélange d’attributs sexuels met l’accent sur le caractère fictif de ces photos.

Le kitsch de Morimura

L’emphase portée sur la reconnaissance des tableaux est très forte. L’artiste travaille sur des classiques de la peinture occidentale qui occupent une position bien précise. On se rappelle du scandale qu’avait provoqué l’Olympia de Manet au Salon des Refusés ou de l’importance de Van Gogh, un vrai révolutionnaire pour ce qui concerne l’expression plastique de son époque. L’artiste déclare vouloir entreprendre une « révolution esthétique ». Il veut faire vivre les chefs-d’œuvre du passé en les interprétant à travers son corps japonais pour pouvoir les commenter de l’intérieur avec ironie et narcissisme. Les critères de distinction entre le vrai et le faux, la fidélité des images, la technologie dans l’art sont tous des problématiques que l’auteur met en relief. Les frontières entre l’art occidental et oriental, la différence des sexes se ridiculisent l’une l’autre.

Note de bas de page 33 :

 Site internet : http://courses.washington.edu/englhtml/cgi-bin/parody.

« I don’t do my painting on a canvas, I do my painting on my face », déclare Morimura33.

Note de bas de page 34 :

 François Dagognet, 100 mots pour comprendre l’art contemporain, Les Empêcheurs de penser en rond, Le Seuil, Paris, 2003, p. 85.

La polémique qui est à la base de cette démarche artistique s’estompe, pour nous occidentaux, quand elle est mise en face des moyens utilisés pour la réaliser. On retrouve un corps sexué, caractérisé par une expressivité trop marquée ou trop effacée, en tout cas excessive. Les couleurs aussi sont trop violentes et suggèrent une atmosphère totalement irréelle qui ridiculise la technique impressionniste même. Bref un kitsch qui se révèle selon la définition de Dagognet : « d’abord à l’excès des moyens : l’ensemble tarabiscoté relève d’une surcharge ornementale ; il mêle le naturel et l’artificiel et il se fonde sur la débauche de la forme »34.

Il y a d’autre chose. On reconnaît l’insistance de Morimura sur le maquillage et sur la pratique « onnagata », la représentation des rôles féminins, interprétés par des hommes, typique du théâtre kabuki. C’est justement le mélange de traits d’une culture avec une autre et l’évidence de leur complète extranéité qui crée cet effet décalé, étrange, bref hors contexte. Ces traits culturels appartiennent à des pratiques bien précises qui relèvent d’un savoir-faire qu’on ignore. A travers ces bribes de pratiques et à leur imitation vide, on n’a pas accès à tout le mécanisme qui les soutient et les fait vivre et surtout pas aux contextes et aux textes dont ils tirent leur origine. On a seulement une superficie, un plan de l’expression qui cache son contenu.

Note de bas de page 35 :

 Herman Parret, Epiphanie de la présence, Pulim, Limoges, 2006, p. 72.

Le décalage temporel, bien sûr, fait sourire à cause de son absurdité. Cet amour pour « les classiques du passé » est réactualisé dans une énonciation personnelle qui les fait vivre à nouveau et qui en même temps les fige dans une immobilité temporelle. Toutefois Morimura fait sentir au spectateur cette atmosphère passée en rapprochant à travers la mise en scène de son corps le touchant et le touché. Comme dit Parret : « c’est l’inter-corps, la chair du monde dont est faite aussi la chair de notre corps–en vie »35.

Pierre et Gilles

Note de bas de page 36 :

 Les œuvres sont visibles sur le site de Pierre et Gilles : http://www.optimistique.com/pierre.et.gilles/pg_sommaire4html

Une autre typologie kitsch est marquée par deux artistes, Pierre et Gilles36. Ils commencent par dessiner l’œuvre qu’ils ont imaginée en commun en fonction du modèle et du rôle qu’ils veulent lui faire jouer. Ensuite ils conçoivent entièrement la mise en scène théâtrale de leurs décors, fabriqués à partir de matériaux spécialement sélectionnés, issus notamment de leurs voyages ou shoppings à travers le monde. Ils réalisent aussi l’éclairage, cherchant à animer et magnifier le sujet par un jeu d'angles et de filtres. Ils sélectionnent et souvent réalisent eux-mêmes les costumes, le maquillage et les coiffures. Pierre photographie ensuite la scène, telle qu’imaginée avec Gilles. Puis Gilles retouche l’unique tirage effectué par couches successives de peinture et de glacis afin d’atteindre l’image parfaite par un surcroît de réalité. Enfin, ils conçoivent un encadrement spécifique, composante intégrale de l’œuvre finale ; cadre qu’ils considèrent en réalité comme une extension du monde imaginaire de l’œuvre créée. L'univers de Pierre et Gilles traite de manière récurrente les mêmes thèmes idéalisés : stars et amis anonymes, marins et princes, saints et pêcheurs, paradis et bas-fonds, iconographie populaire et magie.

Note de bas de page 37 :

 La photographie Les cosmonautes (2005) est présentée sur le site.

Dans la première photo37, le monde imaginaire jaillit par l’association des deux artistes, déguisés en cosmonautes, au décor floral qui relève du cadre. A part l’aspect d’irréalité qui provoque l’ironie, le kitsch provient de la mise en scène des stéréotypes du couple heureux, entouré par des roses, symbole de l’amour. Les couleurs comme le rose, le bleu et le jaune se détachent d’un fond noir qui donne de la profondeur et fait avancer les protagonistes encore plus vers le spectateur. Des niveaux de profondeur devraient se mêler comme dans la peinture mais les conséquences sont bien différentes. On ne retrouve pas les niveaux de perspective mais seulement un décor qui sert à valoriser encore plus les personnages. La photo repose sur un parfait équilibre qui rappelle le chiasme dans la statuaire grecque. Pierre est devant Gilles mais ne regarde pas l’objectif. Son regard qui se pose ailleurs engendre une autre dimension spatiale. Gilles légèrement en arrière par rapport au premier, interpelle directement le destinataire. Tous les deux sont placés exactement au centre de la photo en pleine symétrie.

Note de bas de page 38 :

 François Dagognet, Corps réfléchis, Ed Odile Jacob, Paris, 1990.

Note de bas de page 39 :

 Jacques Fontanille, Soma & séma, Figures du corps, Maisoneuve & Larose, 2004.

Je parle consciemment de personnages parce que les corps sont recouverts d’un matériau synthétique, une prothèse esthétique du corps. Dagognet parle à ce propos de l’invention de « néo-objets formés par des substances déroutantes et quasi-surréalistes »38. Il s’agit d’objets qui ne s’oxydent plus et qui restent parfaits. Ils sont des objets sans poids qui souffrent d’insignifiance. On peut envisager un parallèle entre les modifications sans repos des matériaux et l’investigation bio-cellulaire réservée au corps. Dans la photo, les corps sont réduits aux plastiques et les visages montrent leur artificialité (cf. les cheveux de Pierre et les joues de Gilles). On peut parler d’une laque, d’un vernis transparent qui se superpose aux visages. Si on ne peut pas se tenir à la définition stricte de patine faite par Fontanille39, au moins a-t-on des points en commun. D’abord la laque sert, comme la patine, à immobiliser le corps-objet dans une atmosphère de consistance et permanence et ensuite elle a la fonction de rappeler, sinon une vraie mémoire collective mais au moins à suggérer l’écho d’un certain usage social (pratique) et publicitaire du corps.
Enfin la lumière, vrai et propre actant, complète cet effet artificiel à cause de son pouvoir de cible et donc de réflexion sur la bulle plastifiée, et d’absorption sur les tissus artificiels des cosmonautes.

Note de bas de page 40 :

 Saint-Sébastien (2005).

Dans la deuxième photo40, le kitsch est montré par une redondance d’isotopie. On retrouve le marin entouré par des détails qui servent inutilement à souligner son rôle thématique. La pose plastique qui rappelle le Saint Sébastien et son martyre, souvent présent dans les photos des auteurs, est marquée à l’excès juste pour montrer le côté physique du protagoniste. Le corps est en parfaite harmonie avec son contexte artificiel. D’une part, on voit la moitié inférieure qui absorbe la lumière du décor et de la mer de l’autre on retrouve la moitié supérieure qui s’approche des nuances du ciel. Le corps « fait objet », fait corps avec son contexte. Rien ne les sépare. Toute la mythologie romantique de la mer, du bateau, de l’arc-en-ciel, de l’île sauvage revient dans sa seule apparence. Le décor qui a la même fonction que celle du cadre du tableau -concentrer le regard sur la scène artistique-, se transforme en un style rocaille. L’atmosphère hors temps et hors lieu surcharge de sens la simple rêverie.

Note de bas de page 41 :

 Les Amoureux de Paris (1990) est présentée sur le site des artistes.

Note de bas de page 42 :

 Ruth Amossy, Elisheva Rosen, Les discours du cliché, Ed. CDU et Sedes réunis, 1982, Paris, p. 14.

La troisième photo met en scène le cliché par excellence : les amoureux de Paris41. Tout y est : la tour Eiffel, la ville lumière, un ciel bien étoilé, le beau garçon (marin ?) style bohémien avec un cœur tatoué, le bouquet de rose, la jolie fille en jupe et un cadre en forme de cœur. La définition de cliché donnée par Amossy est celle de : « figure de style lexicalisée et ressentie comme usée »42. Le stéréotype du cliché est nécessaire pour fixer des formes textuelles (ou des figures rhétoriques précises) mais en même temps il conduit le texte à de multiples usages qui lui confèrent sa force et sa portée. Le cliché est utilisé pour quelqu’un, en fonction d’un récepteur qui le reconnaît, qui est susceptible d’y retrouver la trace d’une itération dévalorisante. Il peut s’affirmer dans un contexte social sensibilisé et dans une communauté qui le valorise. Les artistes cités jouent sur cette fonction du « déjà vu », du « cité » qui ne cache pas le vide du stéréotype amoureux rencontré dans ces images. Le visage maniéré du couple se montre dans toute son insignifiance, dans sa fausse transparence. Il semble la reprise d’un discours antérieur, un emprunt à un mode de communication qui a été défini sur le plan social et idéologique, bref à un discours de l’Autre. Il parle de la banalité qui sous-tend les modes de pensée et d’action de la communauté dont il tire origine. Il faut ajouter aussi les valeurs véhiculées par le couple : la fierté et la force de l’homme, la fragilité et la passivité de la femme.

Conclusions : le corps et les valeurs

Note de bas de page 43 :

 Pierre Ouellet, Poétique du regard. Littérature, perception, identité, Pulim, Limoges, 2000 p. 362.

Dans toute cette gamme de représentations, on a vu des traitements communs du corps : le camouflage de l’artiste, la pose stéréotypée, le traitement du corps-objet, les effets de lumières, les jeux d'ombres, le cadrage figé de l’image, l’artificialité des matériaux. En reprenant le concept de perception esthésique, que Moles désignait comme un des caractères typiques du kitsch, on s’aperçoit que cette caractéristique appartient à l’expérience artistique en général et n’est pas réservée au kitsch. Ouellet à ce propos parle « d’un emportement phorique propre à l’expérience esthétique qui transforme radicalement l’acte de perception par lequel on vise et saisit un objet artistique. Je me détache de moi en m’attachant tout entier à ce que je vois, dans la mesure où cette perception vécue m’affecte et me lie au plus près, me retient à elle en me sortant de ce que je suis sans que je cesse d’éprouver au plus vif un sentiment d’existence où le sens intime ne touche pas que le soi mais comprendre l’autre »43.

Toutes les expériences renvoient au toucher fondamental qui est partagé dans une communauté où il devient sens commun, objet de valeur collectivement partagé. La coparticipation ou (cum-participatio, participation avec l’autre) engendre l’idée d’un sens collectif, base pour un jugement esthétique social qu’il faut présupposer pour un jugement de goût. Si l’expérience esthétique se base justement sur l’aisthésis, sur le jugement qui se partage par le sentiment, le kitsch ne peut pas s’exclure. Quelle est alors la différence ? Peut-on parler de bonne ou mauvaise participation commune ? Non. Le kitsch se met en place à travers des traitements banals du corps. Il sait très bien que le corps est le meilleur vecteur pour faire passer une présence, une communication qui touche le destinataire même. Surtout à notre époque, caractérisée par le culte du corps même. La façon de mettre au centre de la composition un corps, de le camoufler ou de le détourner, de la présenter comme naturel, attire l’attention du simple fait qu’il touche directement à l’intégralité du sujet. Toutes les valeurs qui sont sollicitées par le corps et qui, bien sûr, le concernent, ressortent enfin. Pour en faire quoi ? Pour les mettre à distance de la sphère d’où elles tirent leur origine. On note des valeurs qu’on connaît déjà et qui se sont transformées à cause du traitement de la pratique artistique. La transformation a été produite par une réappropriation énonciative de la part de l’artiste, exprimée par une mise à distance du sujet. Ce n’est pas un hasard si le kitsch exprime des marques semblables à celle de l’ironie qui joue, elle aussi, sur une mise à distance entre locuteur et énonciateur. Cette nouvelle transformation reste évidente sur les deux plans de la production et de la réception de l’œuvre d’art. Il s’agit d’une saturation des valeurs, en concurrence les unes avec les autres, qui ont été mélangées et intensifiées jusqu’à l’extrême, au non-sens pour faire bousculer nos certitudes représentatives. On retrouve quelque chose de trop, d’excessif, une manifestation expressive qui va au-delà du sens.

Le kitsch, normalement répétitif et caractérisé par son amour d’une temporalité passée vers laquelle il tend largement, désormais rentré dans le domaine artistique, se voit transformé. Il a acquis une immortalité et une transcendance qui le rapprochent de l’avant-garde.

Note de bas de page 44 :

 Jacques Fontanille : Pratique et éthique : la théorie du lien ; texte présenté au Séminaire de Paris, année 2005, p. 3 et suivantes.

C’est justement la pratique, qui nous montre sa valence et son éthos, conçu comme « forme régulière, reconnaissable et évaluable des pratiques »44. Quelle est la pratique du kitsch ? La pratique du kitsch est celle de déconstruire le texte artistique et de nous montrer ses mécanismes de fonctionnement.

Par contre, les modifications artistiques agissent au niveau de la surface et de l’énonciation mais pas à celui du contenu. Il s’agit de transformations sur le plan de la forme qui restent imprégnées des mêmes valeurs auxquelles se sont inspirées. C’est une question de distance : les valeurs sociales se rabattent sur leurs contextes d’appartenance sans avoir été transformées dans leur substance.

Note de bas de page 45 :

 Algirdas-Julien Greimas, Joseph Courtés, Sémiotique :Dictionnaire raisonnné de la théorie du langage, Hachette, Paris, 1993, p. 289, entrée : pratiques sémiotiques.

Le kitsch montre ce qui est évident, ce qui appartient à notre société et surtout les usages qu’on fait des textes artistiques dans notre société, la consommation qui caractérise notre rapport en général avec l’art (cf. la circulation des textes et leurs rapports aux inter-textes). Les productions artistiques mettent l’accent sur les relations qu’ont les « usagers » en tant que sujets avec les textes. Le contexte même va s’élargir à l’utilisation des textes en société. Selon Greimas en effet : « les pratiques sémiotiques peuvent être qualifiées également de sociales »45. Il ne s’agit plus d’une question de jugement esthétique et de véridiction du kitsch mais d’une dynamique qui agit à l’intérieur d’une culture donnée.

Note de bas de page 46 :

 Bernard Noël, Journal du regard, P.O.L. Editeur, Paris 1988, pp. 16-17.

Souvent on oublie que, comme le soutient Noël : « la représentation est un jeu qui fonctionne parfaitement même si nous oublions que la mise en scène comporte toute notre relation avec le monde »46.