Le gymnase paléolithique
Machines et corps dans le fitness contemporain

Maria Pia POZZATO

Université de Bologne

https://doi.org/10.25965/as.5314

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : beau, bien (se sentir —), corps, corps phénoménomogique, corps-machine, esthétique, fitness, valeur

Auteurs cités : Roland Barthes, Jean-Marie FLOCH, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, André LEROI-GOURHAN

Plan

Texte intégral

1. La savane in vitro

Lorsqu’on entre pour la première fois dans une salle de gymnastique peuplée de machines, tout se passe comme si on se trouvait en présence d’instruments de torture.  Superficiellement, au niveau de la figurativisation stéréotypique, les machines de fitness ressemblent en effet aux instruments qu’on peut voir dans les musées du Moyen-Age.  Et ces instruments évoquent eux-mêmes les ancêtres, certes moins menaçants et quelque peu old fashion, des machines de fitness actuelles, précurseurs dans le style de ceux inventés, dans un but similaire aux machines d’aujourd’hui, par le médecin et psychologue suédois Jonas Gustav Wilhelm Zander (1835-1920) (fig. 1).

Fig. 1. Jonas Gustav Wilhelm Zander, Medikomechanische Apparate

Fig. 1. Jonas Gustav Wilhelm Zander, Medikomechanische Apparate

Note de bas de page 1 :

 Cf. R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971.

En outre, le nom de certaines machines modernes peut avoir pour effet d’induire des associations fantaisistes et presque érotiques, comme dans le cas de la poliercolina, de l’abdominal machine, du sissy squat, ou encore de la lat machine.  Sans parler de l’abondance des miroirs et des rituels corporels collectifs qui, dans nos salles de sport, peuvent rappeler le « mobilier de la débauche » sadienne1 (fig. 2).

Fig. 2.  Gravure, in R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola (Paris, Seuil, 1971).

Fig. 2.  Gravure, in R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola (Paris, Seuil, 1971).

Quelques minutes d’utilisation de ces machines suffisent à faire émerger des associations, que ce soit avec Torquemada ou avec le Kamasutra.  Ces appareils apparaissent pour ce qu’ils sont, à savoir des instruments destinés à créer un véritable antagonisme avec notre système musculaire et osseux.  En général, il s’agit de poids ou de leviers qui doivent être soulevés, pliés, approchés ou éloignés afin qu’ils puissent stimuler telle ou telle fonction musculaire.  Certaines expériences corporelles, comme le tapis roulant (ou treadmill), sont tout à fait différentes de celles qu’on peut connaître dans le monde naturel, où il est rare de se promener ou de courir sur un sol se mouvant lui-même.  De ce point de vue, il s’agit de pratiques excentriques, ni plus ni moins toutefois que le ski nautique, le triple saut carpé et mille autres pratiques sportives qui n’ont rien à voir avec l’agir fonctionnel.

Note de bas de page 2 :

 Cf. A. Leroi-Gourhan, L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1943.

Les mouvements nécessaires pour accomplir les exercices avec ces machines n’ont pas la richesse et la finesse qui caractérisent, depuis les âges les plus primitifs de l’humanité, les gestes transformateurs de l’environnement, nécessaires à la vie.  Dans une salle de sport, on ne canalise pas la force de l’eau, on ne profite pas du potentiel de l’air et du feu pour cuire, déformer, émietter, briser, couper, diluer, adoucir, protéger, nettoyer.  Des deux techniques humaines élémentaires que sont la préhension et la percussion2, on a tendance, dans le fitness, à négliger la seconde, à moins que l’on ne veuille démontrer sa propre force lors d’une fête de village.

Note de bas de page 3 :

 Cf. J. D. Papì(éd.), Istruttoredi Fitness. Indirizzo aerobica, step, tonificazione, Ravenne, Federazione Italiana Fitness, 2008, p. 19.

Quels sont les programmes narratifs spécifiques que nous entreprenons dans une salle de gymnastique ?  Nous le comprendrons mieux en lisant les manuels écrits pour les entraîneurs.  Alors que nous nous en remettons totalement à ces derniers tels de purs exécuteurs d’une série d’efforts apparemment dépourvus de sens, nous comprendrons, à la lecture des manuels, que lors d’une séance d’entraînement avec les machines, on vise un certain nombre d’objectifs gestuels, tels que le mouvement, la traction, la poussée, etc.3.  Toutefois, les différentes formes d’antagonisme physique impliquées par ces équipements-leviers en prise avec notre système musculaire ne sont jamais aussi complexes que celles que nous rencontrons dans notre environnement quotidien.  Toute personne qui doit planter une tente dans un camping ou préparer un repas en manipulant de lourdes casseroles bouillantes sait que, en comparaison, les opérations requises par un rameur ou un balancier sont simples, répétitives, et s’apprennent en quelques secondes.  Il ne s’agit pas seulement, toutefois, d’un degré différent de complexité mais d’une véritable inversion du sens de la transformation : l’appareil de fitness remplace l’environnement et transforme le corps tandis que dans le cas de l’action humaine sur l’environnement, c’est le corps qui transforme l’environnement grâce à des outils.  En termes actantiels, si l’outil est, de la préhistoire à nos jours, un Adjuvant du Sujet, comme une extension de son corps qui lui permet de réaliser une série très variée de programmes narratifs de transformations pragmatiques, dans le cas de la machine dans la salle de sport, il est plutôt un outil-Antisujet qui s’oppose à la liberté de mouvement du sujet.  Cependant, à un autre niveau, la machine devient Adjuvant et fournit des objets de valeurs — modales et non plus descriptives.  Le but de chaque séance d’entraînement est en fait triple : un pouvoir-faire (renforcement des capacités musculaires), un pouvoir-être (augmentation ou maintien du sentiment de bien-être) et un pouvoir-paraître (adaptation de l’aspect aux canons esthétiques).

Note de bas de page 4 :

 Cf. A.J. Greimas, De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987.

Plus bas, nous nous interrogerons sur le rapport entre ces trois modalisations.  A titre provisoire, à la suite de la réflexion de Greimas sur la dématérialisation de la vie quotidienne et sa resémantisation par la sensorialité4, il est tentant de dire que les machines de nos salles de sport recréent pour nous, in vitro, une savane métropolitaine dans laquelle il serait possible de courir, de s’agripper, de se balancer au bout des lianes et de grimper aux arbres dans un sens purement ludico-esthétique.  Ou plus prosaïquement, à la lumière des manuels pour instructeurs, retenons cette hypothèse : il s’agirait d’adapter l’entraînement au type de travail que le client effectue :

Note de bas de page 5 :

 J. D. Papì, op. cit.

[…] un employé de banque qui travaille sept heures par jour devant l’ordinateur aura besoin d’un support dorsal approprié [...], un employé d’une entreprise de nettoyage devra développer sa capacité à stabiliser sa paroi abdominale et ses segments corporels connectés, ainsi que la stabilité du genou [...], un charpentier ou un artisan quelconque devra porter son attention sur les articulations de l’épaule, du coude, du poignet [...], pour un garde forestier un entraînement fonctionnel efficace sera celui qui permettra aux membres inférieurs de bien marcher en milieu naturel.5

Les manuels offrent une grammaticalisation des programmes qui présente souvent un caractère technico-scientifique fondé sur la connaissance de la physique et de la physiologie.  Mais dans de nombreux cas, par exemple lorsqu’ils enseignent à l’entraîneur la façon de motiver un client, ils se concentrent sur la valorisation de l’activité en gymnase.  Surtout dans ce dernier cas, du fait de l’interaction entre les considérations physiologiques et les considérations touchant aux valeurs, cette littérature est d’un grand intérêt pour l’analyse sémiotique.

Notre réflexion s’articulera donc en deux parties, pour arriver à une conclusion qui prendra en compte les résultats des deux : la première sera l’analyse de deux manuels pour personal trainer, la seconde sera consacrée à l’analyse des machines et de l’environnement-gymnase sur fond d’une petite histoire du rapport entre les êtres humains, leurs outils et la sphère esthétique.

2. Le balancier et la carotte : le manuel du personal trainer

Note de bas de page 6 :

 Ibid., p. 214.

Si, du point de vue sémiotique, nous avons défini la compétence de ceux qui s’entraînent sous l’angle modal, nous trouvons, dans un manuel pour les formateurs professionnels, une définition technique des trois compétences précises qui investissent le client : a) capacités de coordination (orientation spatio-temporelle, capacité de différenciation et de combinaison des mouvements, capacité à mémoriser et anticiper les mouvements, capacité de visualisation et d’expression du corps) ; b) capacités physiques (force, vitesse, endurance) ; c) capacités auxiliaires (flexibilité,  mobilité des articulations, étirement musculaire)6.

Note de bas de page 7 :

 Ibid., p. 315.

En réalité, comme nous avons pu le voir, ces manuels traitent aussi d’un profil émotif et motivationnel du sujet, conscients du fait que « chaque pensée, chaque émotion s’impriment dans les muscles, les articulations, déterminant la façon dont nous agissons.  Notre personnalité physique reflète notre personnalité intérieure »7.  Ainsi, trois domaines précis sont évoqués, tous bien connus de la sémiotique : celui d’une théorie de l’action, celui d’une théorie des passions et celui d’une communication factitive.  En d’autres termes, l’instructeur doit non seulement connaître la physiologie humaine, mais doit aussi apprendre à faire faire quelque chose à des personnes de la manière la plus appropriée.

Ces trois niveaux n’apparaissent pas bien intégrés car le discours oscille entre deux modèles radicalement différents, auxquels nous avons déjà fait allusion : le premier est celui de la machine humaine, avec son propre « rendement », par exemple dans le calcul des calories et du travail fourni ; le second est celui du corps phénoménologique qui doit être pris en considération dans son unité psycho-physico-motivationnelle et qui va même jusqu’à éduquer à la proprioceptivité, comme nous le verrons.

Note de bas de page 8 :

 A. Paoli, Personal trainer. Manuale per il professionista, Ravenne, Federazione Italiana Fitness - Centro Studi La Torre, 2000, p. 141 (notre traduction).

Note de bas de page 9 :

 Ibid., p. 143 (notre traduction).

La machine humaine interagit avec les instruments d’égal à égal, et les métaphores utilisées dans les manuels sont extrêmement indicatives à cet égard : par exemple, la course est comparée à un ballon qui rebondit et le mouvement de la marche à une sphère qui roule ; il y a des tableaux très précis et remplis de chiffres qui permettent de calculer la « consommation nette d’énergie par heure de course en fonction de la vitesse et de la masse corporelle »8.  Le programme de base consiste à « travailler le muscle » grâce à des « appareils de musculation » très spécifiques : par exemple, « le biceps brachial va utiliser la barre, les curl sur planche inclinée et les curl de concentration pour emphatiser à chaque fois le travail sur la partie centrale »9. Les programmes d’entraînement s’inscrivent au sein de véritables genres, chacun avec des techniques et des finalités différentes : faire du simple fitness n’est pas la même chose que de faire de la musculation ou de suivre une préparation athlétique.  Au sein de chaque branche il y a différents niveaux, définis autant par la qualité que par l’intensité de l’entraînement.  Lorsqu’on passe d’un niveau à l’autre, les points critiques de la morphologie du corps-machine se multiplient : tandis que les débutants travaillent leurs pectoraux, dorsaux, triceps, épaules, jambes et abdominaux, dans « Fitness évolué pour les femmes », la pratique prévoit bien vingt-sept exercices différents, avec de nombreux outils, pour les pectoraux, le haut du dos, les quadriceps, les ischio-jambiers, fessiers, adducteurs, épaules I, épaules II, épaules III, biceps et triceps.  En d’autres termes, plus vous avancez dans les exercices, plus le discours, à l’instar de l’entraînement, « hyper-spécialise » un corps-machine pourvu d’un nombre croissant de muscles-instruments.

Les conséquences psychologiques sont importantes car, à mesure que le travail physique s’intensifie, le sujet a la sensation de voir se développer de nouvelles formes musculaires qu’il n’aurait jamais imaginé posséder.  Il n’est pas rare que l’entraîneur indique au client qu’il est en train de « structurer son physique », expression très intéressante en raison de la forte teneur constructiviste du discours : il ne s’agit pas simplement d’améliorer l’existant mais de reconfigurer l’ensemble, et d’arriver à un résultat inédit.

Fig. 3. Exercices typiques

Fig. 3. Exercices typiques

Note de bas de page 10 :

 Ibid., p. 154.

Cependant, ce corps-machine a besoin du corps phénoménologique, et ce pour deux aspects fondamentaux de l’entraînement : le contrôle et le rythme. Tout bon entraîneur personnel doit veiller à ce que le client ne se blesse pas à cause d’un manque de sensibilité lors d’un exercice : « La personne impliquée dans l’activité doit progressivement apprendre à estimer, par un feed-back automatique, la quantité et la qualité du travail, fournissant ainsi à l’entraîneur des indications utiles afin de varier l’entraînement de manière toujours plus ciblée »10. Tout aussi essentiel à la bonne réussite de la pratique, il y a le calibrage conscient du rythme de l’action, fondé à nouveau sur la proprioception.

Dans cette première phase, la chose la plus importante est de contrôler le mouvement, rendant ainsi compte de l’action à chaque instant.  Par conséquent, les mouvements doivent être sentis et non mécaniquement répétés.  La contraction musculaire doit être un fait présent et l’épuisement qui en découle, une sensation de fatigue agréable.  Il n’est donc pas utile d’atteindre le seuil de la douleur, ni, au contraire, de suivre des séances d’entraînement qui ne provoquent aucune réponse de la part de l’organisme.

Si, à la base d’un bon entraînement, on suppose un mécanisme d’auto-régulation de type thymique, le manuel postule la valorisation sociale pour induire et améliorer la valorisation proprioceptive :

Note de bas de page 11 :

 Ibid., p.165.

Souvent, on parle de bien-être comme fondement d’un retour à la pratique sportive, à mon avis de manière erronée. [...] L’aspect dominant, capable de grands leviers psychologiques, est le bel-être, bel-être pas à la manière « des adeptes du culte de la beauté », mais tout simplement parce que objectivement visibles.  En effet, il est difficile de proposer le stéréotype du bien-être et, malheureusement, cet état est souvent représenté avec l’opulence plutôt que par la « shape…» (forme).  Le bel-être est cependant extrêmement communicatif, facilement identifiable et peut être la source du bien-être.  Donc, l’appel primordial est toujours le ; le bien-être est un état qui s’acquiert par la suite et, une fois conquis, on ne veut plus le perdre.11

En d’autres termes, le bel-apparaître (valeur esthétique) représenterait le motif initial, mais l’effet collatéral de bien-être, en prenant le dessus, deviendrait avec le temps l’objectif prioritaire, l’objet de valeur dont le sujet ne veut plus être séparé.

Note de bas de page 12 :

 Le professionnel qui m’a fourni ces manuels m’a confié que les élèves-entraîneurs recevaient comme consigne déontologique de ne pas diffuser ce matériel à l’extérieur.

Se dessine, à l’intérieur de ce type de manuel destiné aux instructeurs et non aux clients de la salle de remise en forme12, une sorte de pédagogisme éthique selon laquelle l’instructeur-Destinateur fait faire au client ce que ce dernier croit être destiné à la beauté comme valeur sociale, tandis que le réel objectif est d’instaurer un conditionnement permanent attaché à la valeur de la condition physique.  On ne propose pas de contrat clair au Sujet-client, mais un faux contrat qui le mènera, selon la fameuse méthode de la carotte et du bâton, vers ce dont il ignorait initialement avoir envie, et cela lui permet de se sentir bien.  Or cela implique une conséquence scientifiquement reconnue de l’entraînement physique intensif, qui se manifeste par une forme de dépendance.  En résumé, du point de vu du faire faire, la situation est très complexe et troublante, comme toujours quand une personne agit « pour notre bien » sans que nous sachions, au fond, comment et pourquoi.

3. Du geste utile au «  beau geste »

Note de bas de page 13 :

 Cf. J.-M. Floch, Identités visuelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1995.

En général, les machines, dans une salle de sport, se présentent comme un grand «  petit couteau suisse » : chacune se définit par sa fonction.  On dira qu’un certain nombre de leviers et de poids peuvent être utilisés de différentes manières, mais aussi dans le cas des instruments du couteau suisse, comme nous le rappelle Jean-Marie Floch, certaines pièces peuvent avoir une double fonction : par exemple un tournevis, des décapsuleurs ou des règles graduées13.  Notre salle de sport possède donc un caractère paradoxal.  Grace à des instruments d’ingénieur, elle prépare le corps parfait du bricoleur, capable virtuellement de toutes sortes d’entreprises.  Le moraliste (ou le paresseux déguisé en moraliste) qui trouve absurde d’haleter et de suer sans rien produire, pourrait voir ses convictions ébranlées par la lecture d’André Leroi-Gourhan, lorsqu’il écrit sur l’évolution de l’homo sapiens.  La spécialisation excessive des zones motrices du cerveau aurait bloqué l’évolution humaine au stade d’un insecte parmi les plus évolués.  Heureusement,

Note de bas de page 14 :

 A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, t.. I, Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964, p. 168.

les territoires moteurs ont été surpassés par des zones d’association de caractère différent, qui, au lieu d’orienter le cerveau vers une spécialisation technique de plus en plus poussée, l’ont ouvert à des possibilités de généralisations illimitées, du moins par rapport à celles de l’évolution zoologique [ ...] de sorte qu’il est resté capable d’à peu près toutes les actions possibles, il peut manger pratiquement n’importe quoi, courir, grimper et utiliser cet organe invraisemblablement archaïque qu’est dans son squelette la main pour des opérations dirigées par un cerveau surspécialisé dans la généralisation.14

Note de bas de page 15 :

 A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, t. II, La mémoire et le rythme, Paris, Albin Michel, 1965, p. 298 (notre traduction).

Note de bas de page 16 :

 Voir aussi A. Leroi-Gourhan, L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1943, et  Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1945.

Note de bas de page 17 :

 « Ce code des émotions esthétiques est fondé sur les propriétés biologiques communes à l’ensemble des êtres vivants, celles des sens qui permettent une perception des valeurs et des rythmes, ou au sens large, même à partir des invertébrés les plus simples, une participation qui traduit les rythmes et une réaction aux variations des valeurs ». (A. Leroi-Gourhan, op. cit., 1965).

Toutefois, selon Leroi-Gourhan, cette polyvalence (versatilité) du cerveau humain aurait été largement sacrifiée suite à l’avènement de l’ère industrielle.  Le nouveau mode de production aurait provoqué une « taylorisation du corps » progressive et un déclin des anciennes habiletés manuelles.  L’auteur parle aussi d’une « déculturation technique » aboutissant à ce que l’homme, dans l’incapacité de produire un geste programmatique, se trouve disqualifié en tant que « machine » parmi des machines.  A ce stade, il serait possible de lancer, en plaisantant, le slogan «  plus de culturisme contre la déculturation technique ».  Plus sérieusement, n’est pas banale, selon moi, l’idée que le travail musculaire produit dans les salles de remise en forme puisse aider à retrouver « les agencements empiriques des actions imprégnées par l’esthétique de groupe »15.  Bien sûr, par cette expression, l’auteur entend la construction d’outils plus sophistiqués, des choppers de pierre taillée aux armes de métal du Néolithique et à l’ensemble extraordinaire de cadres, vases, réservoirs et tout l’attirail divers dont la race humaine a pu se doter tout au long de son histoire millénaire, y compris la langue et l’ordinateur16.  Il est difficile d’imaginer qu’un travail abstrait comme celui effectué sur des machines d’une salle de gymnastique puisse avoir un caractère esthético-fonctionnel comparable à un outil créé et perfectionné pendant des milliers d’années par une communauté ethnique.  Toutefois, il y a quelque chose de commun entre les deux processus : comme nous le disions au début de ce travail, dans les salles de remise en forme contemporaines, les mouvements sur les différentes machines imitent, tout en les simplifiant, les actions que l’homme accomplit dans son environnement et, ce faisant, le sujet acquiert un pouvoir-faire et un pouvoir-être.  Cependant, en analysant les manuels pour les entraîneurs, l’idée qu’il n’y ait pas seulement le statut modal qui soit modifié a fait son chemin : le corps lui-même devient un nouveau produit puisque chaque personne qui s’entraîne restructure son corps, en redécouvre les formes, les potentialités, les limites, les rythmes, en fonction de son sexe, de son âge et de son niveau de formation.  Ceci, et non pas, trivialement, l’amaigrissement ou la beauté obtenus par l’exercice physique, représente le point de connexion entre le fitness et la dimension  esthétique des pratiques anthropologiques mentionnées par Leroi-Gourhan. Selon l’auteur, les variations des valeurs sensibles et des rythmes constituent pour les êtres humains, comme pour les organismes plus simples, le code des émotions esthétiques17.

Fig. 4. Peintures préhistoriques

Fig. 4. Peintures préhistoriques

La différence profonde entre les hommes et les animaux réside en ce que, pour les êtres humains, cette base universelle coexiste de manière inextricable avec le facteur culturel :

Note de bas de page 18 :

 A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, t. II, La mémoire et le rythme, op. cit., p. 318.

Chez l’Homme, les références de la sensibilité esthétique trouvent leurs origines dans la sensibilité viscérale et musculaire profonde, dans la sensibilité cutanée, dans les sens de l’odorat et du goût, de l’ouïe et de la vue, et enfin dans l’image intellectuelle, reflet symbolique de tous les tissus sensibilisés.18

Note de bas de page 19 :

 Cf. ibid., p. 319.

Si nous admettons ce point de vue, il s’ensuit que l’expérience de bien-être n’est pas si distincte de celle du beau.  Non seulement ils ont une base commune mais de plus l’un et l’autre ne se définissent comme tels qu’en fonction d’un encodage culturel.  Par exemple, si la notion de bien-être physique est différente au Japon et en Chine, cela ne dépend pas de causes physiologiques mais du fait que les différentes normes sociales et artistiques suggèrent aux individus que tels statuts et telles situations sont susceptibles d’être jugés comme des porteurs de bien-être.  L’esthétique du geste de courtoisie, pour prendre un exemple plus précis, n’aurait pas comme finalité la cohésion sociale mais serait le reflet d’une certaine idée de ce qu’est le comportement d’une personne éduquée, une idée qui trouve son propre modèle dans l’art du cérémonial où l’individu joue son rôle d’homme instruit et, par là même, se sent bien19.

4. Conclusion : le «  beau » de l’entraînement

Note de bas de page 20 :

 Cf. A.J. Greimas, « Le beau geste », Recherches Sémiotiques / Semiotic Inquiry, 13, 1993.

Cette perspective permet de libérer le fitness contemporain de l’accusation d’être inspiré principalement par une esthétisation stupide et exhibitionniste du corps, pour le porter vers une zone, plus profonde et plus corporelle, entre sentir et jugement esthétique.  Le travail physique qui, de l’utile, évolue vers le beau, n’est certes pas encore la beauté de la danse, du mouvement en soi, mais celle du corps fonctionnel.  L’inutilité pratique de l’effort intense au cours de l’entraînement transpose le geste dans le domaine du beau geste, lequel, selon Greimas, substitue une morale intransitive et personnelle à une morale sociale, changeante et transitive20.  Cet effort n’est pas inutile, en effet, car il dispose le corps propre à l’expérience esthétique.  Comme le dit Leroi-Gourhan, toute expérience concrète tire ses premières comparaisons du soutien corporel, en « situation », c’est-à-dire en fonction du temps et de l’espace perçus corporellement.  Il est donc essentiel de garder à l’esprit cette notion quand il s’agit d’interpréter des processus esthétiques ou mentaux à d’autres niveaux.

Il semble que cette mise en garde soit aussi présente chez le grand écrivain japonais contemporain, Haruki Murakami, qui, pendant des décennies, à côté de son intense activité d’écrivain, a pratiqué un entraînement de marathonien.  L’auteur écrit :

Note de bas de page 21 :

 H. Murakami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, Paris, Belfond, 2011.

Ce que je pense, cependant, est que si nous voulons écrire longuement de façonprofessionnelle, nous devons construire un système immunitaire spécifique qui puisse neutraliser le dangereux, sinon fatal, élément toxique que nous avons en nous.  Ainsi, nous serons en mesure de trouver un antidote plus efficace contre un poison si puissant.  En d’autres termes, nous pourrons créer des histoires plus fortes.  Et pour conserver durablement ce système immunitaire personnel, nous avons besoin d’une énergie non superficielle.  Une énergie que nous devons chercher quelque part.  Et où peut-on la trouver, si ce n’est dans notre force physique base ?21

Note de bas de page 22 :

 F. Festa, Musica, Suoni segnali emozioni, Bologne, Ed. Compositori, 2009, p. 90 (notre trad.).

La connexion entre l’art, musical cette fois, et la performance physique est également confirmée par le compositeur italien Fabrizio Festa qui rend compte d’un curieux épisode : « La musique règle le déplacement du corps [...] Il est intéressant de rappeler que, lors des Jeux olympiques de Pékin, le fait d’écouter de la musique dans des écouteurs pendant l’entraînement a été jugé comme une forme de dopage »22.

Note de bas de page 23 :

 E. Landowski, « Faire signe, faire sens », Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, ch. 4.

Le model valoriel avec lequel nous avons conclu la section sur les manuels pour les entraîneurs, prévoyait une motivation esthétique triviale, une volonté de s’adapter aux modèles médiatiques, fût-elle masquée sous une motivation hygiéniste.  A la lumière d’une réflexion plus approfondie, il est probable que les enjeux de nos salles de fitness révèlent une portée bien différente.  Tout d’abord, il n’y aurait pas de véritable hiérarchie entre le se sentir bien et le se sentir beau parce que la sensation de bien-être semble renforcer le canon esthétique, et vice-versa : en d’autres termes, on se sent bien à travers le se voir beau, et on se voit beau dans le se sentir bien.  Or, si on aborde le phénomène du point de vue plus général d’une histoire des corps et des techniques, la salle d’entraînement, aujourd’hui, semble être un lieu dans lequel l’homme retrouve sa gestualité, dans sa nature primordiale et passible des « généralisations illimitées » qui ont marqué le passage de l’homo faber à l’homo sapiens.  Il s’agirait en somme d’un environnement qui présente des similitudes avec l’environnement paléolithique, où l’on peut à nouveau attraper la proie qui s’enfuit en zigzaguant devant nous, au bout d’un luxueux tapis roulant.  Il faudrait aussi préciser un aspect qui a été ici à peine effleuré car nous avons parlé d’entraînement avec des machines et non de cours collectifs dirigés par un formateur, comme dans le cas de l’aérobic ou du pilates.  Dans ces cas, le rôle de la musique et de l’accord verbe-gestualité avec les instructeurs met en lumière l’importance de l’inter-corporéité dont parle Eric Landowski quand il esquisse le faire sens du corps en situation23.  Enfin, nous avons vu comment, au contact des rythmes corporels, celui qui s’entraîne, retrouve la base sensible de l’expérience du beau, beaucoup plus gratifiante et vitale que le simple maintien du tour de taille.

Traduction par Théophile Granier